Comment la surcharge de travail et les excès forment les futurs cadres
21 avr. 2023
7min
Utiliser la souffrance comme bouclier à la souffrance, c’est le pari controversé des cursus classes préparatoires / grandes écoles. Le schéma frustration - excès préparerait en effet les futurs cadres à la férocité du monde de l’entreprise. Roxane Dejours, psychologue, nous ouvre les portes de cette double formation paradoxale où la fête à la même place que le travail.
Comment vous est venue l’idée d’orienter votre thèse autour des étudiants en classe préparatoire et de leur évolution en grande école ? Est-ce inspiré d’une histoire personnelle ?
La question qui m’a guidée pendant toute la recherche était : comment fait-on pour articuler vie privée et vie au travail quand on travaille beaucoup ? Ce questionnement est effectivement lié à mon histoire personnelle. Je viens d’une famille marquée par ces interrogations-là, avec entre autres un père enseignant et médecin. J’ai alors cherché un terrain, pour l’écriture de ma thèse, et le sujet des étudiants en classes préparatoires s’est présenté à moi. C’est en travaillant avec ces élèves sur le conflit que peut générer une masse de travail trop importante sur l’individu, que je me suis rendu compte que tout était parfaitement maîtrisé par le cadre pédagogique des prépas et des grandes écoles, et que ce “surmenage contrôlé” faisait partie intégrante de la formation de ces futurs cadres.
Vous expliquez dans votre thèse qu’à la sortie de la classe préparatoire, les “rites de passages” et bizutages d’école de commerce s’inscrivent dans une continuité logique, et ont pour but de former les jeunes aux codes sociaux de l’entreprise, en complément des qualifications professionnelles qu’ils ont acquis en prépa. Comment avez-vous pris conscience de ce lien ?
Quand j’ai commencé ma recherche, j’ai reçu des étudiants d’à peine 18 ans, incertains et assez fragiles. J’ai suivi leur évolution dans ce cadre où le travail occupait une place centrale, jusqu’à leur arrivée en grande école. A ce moment-là, j’ai été témoin d’une disruption totale : ces jeunes gens que j’avais connus si renfermés sur eux-mêmes ne parlaient soudainement plus que de beuveries, de soirées, de sexe… voire de sexe à moitié consenti. Plus encore, ils m’expliquaient que tous ces comportements étaient tolérés, voire implicitement encouragés par l’encadrement des écoles. Je me suis alors questionnée sur le hiatus en apparence si radical entre l’organisation de la classe préparatoire et celle de la grande école. C’est à la faveur de la confrontation des récits des étudiants avec les travaux existants en psychodynamique du travail et en sociologie que je me suis progressivement rendue compte d’une similitude notoire entre les attentes des grandes entreprises et les récits de ces étudiants. J’ai alors pris conscience des liens très serrés entre les codes d’entreprise et ceux des grandes écoles. La prépa permet d’acquérir des compétences, et la grande école des savoirs-être. Les deux formations sont - contre toute attente - complémentaires.
Vous avez suivi 51 élèves dès leur entrée en classe préparatoire, jusqu’à leur intégration en grande école. Parmi tous ces profils, un seul étudiant à été victime d’une décompensation et s’est confié sur son mal-être. Pourtant, la classe préparatoire, très exigeante, est connue pour mettre en péril la santé mentale des étudiants. Comment l’expliquez-vous ? Est-ce une forme de banalisation voire de déni de leur état de santé mental ?
En réalité, je n’ai rencontré que très peu d’étudiants en réelle souffrance. La psychodynamique du travail a d’ailleurs montré que souffrir au travail est un éprouvé inévitable dès lors que le sujet se confronte à une organisation du travail donnée, et n’a rien de pathologique en soi. Evidemment, c’est une formation extrêmement intense et rigoureuse, mais ils y étaient pour la plupart bien préparés. La décompensation (rupture de l’équilibre psychique) reste très rare. Il faut bien comprendre que ce qu’ils endurent ne vise pas à les casser. Les préparationnaires, pour la plupart, parviennent par le recours à différentes stratégies défensives, à maintenir leur équilibre psychique la plupart du temps de façon assez efficace - équilibre fragile, à la fois dangereux et bénéfique pour eux.
D’une certaine manière, il n’y a pas plus besoin de psychologues sur ces campus qu’autre part. On veut que les étudiants apprennent à tester leurs limites. Si on les en empêche, ils risquent de ne pas supporter l’épreuve de la confrontation à l’organisation du travail en entreprise.
Si le cadre enseignant a conscience de la prédisposition de ces jeunes tout juste sortis de prépas à la dépendance (à l’alcool, mais aussi aux drogues, au sexe…), pourquoi les laisser, voire les pousser à faire à la fête à outrance ?
L’alcoolisation dans les grandes écoles à l’air complètement incontrôlée, mais en réalité elle est parfaitement organisée. On ne vise pas à ce que les étudiants fassent n’importe quoi : ils pensent et on dirait qu’ils font n’importe quoi, mais tout est en réalité contrôlé. Bien sûr, parfois ça dégénère, et il y a des accidents et des morts - je ne minimise pas le danger - mais le but réel est de leur apprendre à boire, à se détendre et à trouver leurs limites, pour apprendre à les maîtriser. Tout ce qui est de l’ordre des festivités est une inculcation de savoir.
Dans la plupart des grandes entreprises, les liens se structurent en grande partie en dehors des bureaux (séminaires, soirées staff, journées team building, etc.). C’est ça que l’on apprend en grande école : faire la fête ensemble, éventuellement maltraiter les femmes ensemble, boire ensemble… Cela à une fonction dans le travail.
Cette alcoolisation massive ne permettrait-elle pas également d’anesthésier les dissonances cognitives chez les jeunes en refoulant leurs doutes et leurs valeurs éthiques ?
Si, on voit ça notamment avec les “serious games”, utilisés en cours de management. Dans ces simulations d’entreprises, ceux qui marquent des points sont ceux virent le plus de personnes. Si les étudiants refusent de prendre des solutions drastiques, on leur dit qu’ils manquent de courage. Il y a donc une inversion des valeurs : celui qui est courageux, c’est celui qui arrive à faire le sale boulot. On pense que Le Loup de Wall Street est une exagération complètement délirante, mais finalement pas tant que ça ! Plus on va avoir recours à des pratiques professionnelles moralement douteuses, plus il va falloir trouver en compensation des modalités de décharge (alcool, drogue, excitants, calmants, etc.), participant en outre souvent à l’anesthésie du sens moral.
Dans les soirées d’entreprises, chez les cadres, vous écrivez que l’on continue à travailler : on signe des deals après quelques verres, on crée des “amitiés” intéressées… Cette “culture de l’after work” est-elle également au service de la performance professionnelle ? Forme-t-elle les jeunes à la manipulation des clients ?
Effectivement, les soirées sont aussi un moment où l’on travaille, et d’ailleurs ce n’est pas toujours fallacieux. C’est très culturel de signer des deals au restaurant (ou en club de striptease), personne ne s’en cache, au contraire ! Les moments festifs ont ce double emploi : on relâche la pression et on finit le travail. Ça présente aussi l’intérêt de se détendre dans l’entre-soi de l’entreprise, ça maintient la cohésion d’équipe et permet de ne pas trop se retrouver seul avec sa conscience.
Toutefois, il serait une erreur de croire que dans les entreprises, un grand chef machiavélique est seul responsable de tous les comportements iniques perpétrés à l’encontre de salariés en souffrance et impuissants. Si vous lisez De la servitude volontaire, de La Boétie, vous y lirez en effet que « Les tyrans ne peuvent se maintenir que s’il y a des tyranneaux qui sont prêts à le soutenir ». Autrement dit, tous ces systèmes ne peuvent se maintenir que parce que tout un ensemble de salariés, le plus souvent les cadres, y consentent et y apportent leur concours zélé.
Si on pense la prépa comme une formation des plus élitistes, on se trompe alors complètement ? On y apprend au contraire à faire taire son esprit critique et à exécuter les ordres ? Le système de recrutement est-il basé sur la proportion des postulants à se laisser manipuler ?
En prépa, il y a quand même un enjeu d’acquisition de savoirs et de compétences intellectuelles et académiques très important. Les étudiants sont des gens brillants et doivent le rester. Cependant, il serait un peu erroné de penser qu’ils ne sont sélectionnés que selon leur intelligence. Le système repose sur la capacité à absorber une surcharge massive, et la classe préparatoire en est le premier entraînement. Mais ce n’est pas tout ; il s’agit aussi d’apprendre à travailler vite et sous la pression, à se soumettre aux commentaires désobligeants sans trop en souffrir, et plus généralement à se soumettre, pour reprendre les termes de Muriel Darmon, à une institution ascétisante.
Beaucoup vous diront que les prépas ne sont plus aussi sévères que dans les années 60, certes, mais la charge de travail reste toujours extrêmement lourde. Là encore, le but du corps enseignant n’est pas d’être exigeant pour être exigeant, mais de conditionner les jeunes : il faut qu’ils souffrent maintenant pour ne pas souffrir plus tard.
Au fur et à mesure de leurs récits, on remarque dans les témoignages des jeunes arrivés en grandes écoles de plus en plus de comportements sexistes. Vous dites à ce propos que : « Les rapports entre filles et garçons se dégradent et sont plus marqués par les stéréotypes de genre que pendant la classe préparatoire ». Ce machisme normalisé fait-il, selon vous, également partie des codes sociaux à acquérir pour devenir cadre ?
Quand on intègre une grande école, on reçoit des chartes de bonne conduite, des contrats de règles à respecter pendant les soirées, des documents de sensibilisation à l’égalité homme/femme… Mais tout cela, bien sûr, n’est le plus souvent qu’une façade. En dépit des tentatives d’euphémisation des directions des grandes écoles et des associations étudiantes, les témoignages sont nombreux – et pour certains publiquement relatés dans les médias – évoquant les jeux et comportements brutaux, sexistes, humiliants, notamment lors des week-ends et semaines d’intégration, centrés sur une virilité défensive infiltrant plus généralement toute la vie quotidienne sur les campus.
J’ai vu il y a encore quelques jours un reportage réalisé dans le cadre des portes ouvertes d’une école, pour lequel les étudiants se vantaient d’avoir “retiré les petites culottes qui ornaient les murs des couloirs”. On sait que l’un des piliers de l’amusement en école de commerce depuis toujours reste l’objectisation des femmes. Les choses bougent, certes, mais il n’y a pas encore de révolution ! Dire qu’il y a des rapports structurés de domination entre les hommes et les femmes, ça reste un fait.
Quelles seraient, selon vous, les solutions pour une éducation plus éthique ? Doit-on réadapter tout le système de formation des futurs cadres ? Rendre les cours de prépa un peu moins denses et cadrer un peu plus les fêtes en école de commerce ?
C’est une question en réalité éminemment politique et qui commence à l’autre bout de la chaîne, c’est-à-dire dans les entreprises, dont on peut dire un peu lapidairement qu’elles sont organisées par et autour du néolibéralisme. Ce n’est pas tant le système classe prépa / grande école le problème, c’est ce qui attend les étudiants derrière. Si on modifie uniquement la formation, tout le monde souffrira dans le monde du travail. A titre personnel, évidemment que j’aimerai plus d’éthique dans le monde de l’entreprise, mais tant que ça fonctionnera selon les codes actuels, les jeunes ont tout intérêt à continuer à être formés comme ça. Il en va autant de la pérennité de l’entreprise que du bien-être des salariés. C’est terrible à dire mais pour qu’ils aillent bien, il faut les former comme ça. Si l’entreprise se met à penser autrement, on pourra peut-être penser une formation plus éthique.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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