Shadow comex : l’initiative qui était censée donner la parole aux jeunes
17 oct. 2023
6min
Le shadow comex, instance « jumelle » de l’équipe de direction composée de jeunes salariés, a connu une période faste dans les années 2010. Son ambition : apporter un regard neuf et innovant sur des questions ciblées. La promesse a-t-elle été tenue ?
Les shadow comex, organes miroirs des instances décisionnelles traditionnelles, ont vocation à travailler sur des sujets stratégiques de l’entreprise. Les travaux, réalisés pour un mandat d’1 an, sont ensuite restitués au comex (l’équipe de direction) pour être, ou non, activés. Arval, une branche de BNP Paribas, est l’une des premières entreprises à s’être lancée. D’autres, portées par la volonté d’instaurer une gouvernance plus partagée, ont suivi la tendance : Havas, Accor, Macif, Saint-Gobain, Deloitte ou encore Adecco font office de pionniers. La lettre de mission est plutôt séduisante : offrir une voix alternative et diversifiée dans la prise de décision stratégique. Petit flash-back : dans les années 2010, il s’agissait aussi de répondre à un enjeu générationnel : « L’arrivée de la génération Y, “La petite poucette”, pour paraphraser Michel Serres, a interpellé le “deal social” des entreprises. Il a fallu trouver des solutions pour les comprendre et sensibiliser les dirigeants à leur fonctionnement. Le shadow comex envoyait un signal fort en créant des espaces d’écoute et en octroyant, en apparence du moins, plus de pouvoir aux jeunes salariés », explique Emmanuelle Duez, fondatrice de The Boson Project. Bilan : en a-t-on fait de simples instruments de communication ou des leviers de transformation ?
Shadow comex : dix ans plus tard, un bilan mitigé
Au sein de l’enquête « Jeunes et pouvoir au travail », les résultats de cette gouvernance partagée font pâle figure : « Trop cher, trop chronophage, trop long pour voir des résultats, pas de méritocratie et beaucoup d’absentéisme… ». Jasmine Manet, directrice générale de l’association Youth Forever (qui a piloté cette étude), confie que beaucoup d’initiatives ont disparu, qualifiées d’échecs par ceux qui y ont participé ou qui les ont lancées : « Les shadow comex semblaient une réponse évidente pour permettre la répartition du pouvoir. Le problème est qu’ils sont restés des effets d’annonce avec des promesses non tenues. » Trois autres raisons expliquent ce flop : « La manière dont sont choisis les participants et le cadrage de la mission sont souvent nébuleux, et l’instance reste isolée du comex la plupart du temps. Quant à l’investissement et aux résultats, ils sont peu reconnus en interne », souligne Jasmine Manet.
Saint-Gobain Sekurit : un exemple de shadow board toujours actif
Certains contre-exemples prouvent que le destin des shadow committees peut être plus heureux. C’est le cas de Saint-Gobain Sekurit (filiale du groupe). L’instance dédiée aux talents de moins de 35 ans a été créée en 2016 (et existe toujours). Noëmi Boutet, General Manager chez AARI (groupe Saint-Gobain) a fait partie de la première promotion : « Nous étions une dizaine de salariés de moins de 35 ans choisis par le comex pour un mandat d’1 an, afin de traiter des problématiques ciblées telles que notre présence sur les réseaux sociaux ou la mise en place du feedback. » Le fonctionnement ? Un sponsor guidait le groupe via des points mensuels et, tous les 3 mois, l’un des sujets était présenté devant le board. Les premières promotions du shadow comex ont abouti à des résultats tangibles. « L’une des leaders sur le sujet du feedback a piloté la mise en place d’un nouvel outil d’évaluation qui est toujours utilisé aujourd’hui », explique Noëmi Boutet. Cette instance a également tenu ses promesses RH en termes d’engagement et de rétention des talents : « Nous avons eu accès à des formations très utiles, en design thinking notamment, ainsi qu’à des événements inédits avec des décideurs. Indéniablement, cette expérience ouvre des portes professionnelles : le poste de direction que j’occupe actuellement est en partie dû à une rencontre que j’ai faite lors de mon mandat. »
5 enseignements pour rendre vos shadow comex plus performants
Quels enseignements tirer des projets pilotes des années 2010 ? « L’ambition était certainement démesurée : on a exigé des jeunes des missions qu’ils n’étaient pas en mesure de réaliser », souligne Emmanuelle Duez. Il est indispensable d’établir un périmètre et des intentions clairs et délimités : « Il faut répondre à trois questions : le “pourquoi”, à savoir la raison d’être du dispositif. Ensuite, il est important de communiquer sur les personnes impliquées pour lancer, animer, participer et faire rayonner… Sans oublier le “quoi” : définir le périmètre d’action et le pilotage », décrit Jasmine Manet.
Une fois le cadre posé, l’enquête de Youth Forever met en exergue 5 « ingrédients » pour réussir les expériences de gouvernance partagée :
Former et mettre en capacité : il s’agit de donner aux participants les outils pour qu’ils réalisent leur mission. Cela passe par une transmission de connaissances et de compétences avec une perception holistique de la stratégie et des contraintes ou des opportunités business. Un coach, par exemple, peut être très utile pour aider les prises de parole devant le comex.
Incarner et communiquer : les frustrations proviennent souvent d’un manque de communication entre participants (sur le cadre, les règles, la mission, etc.), avec leurs interlocuteurs et vers l’externe. « Les sujets que nous devions gérer n’étaient pas forcément communiqués auprès du comex, créant parfois des incompréhensions. De même, un brief de départ aurait été utile pour que chacun et chacune comprenne l’objectif et les attentes », souligne Noëmi Boutet.
Valoriser et protéger : « Nous étions la première promotion, donc l’investissement de part et d’autre était clairement sous-estimé : c’est très exigeant en termes de temps, cela nécessite que le management le prenne en compte », confirme Noëmi Boutet. Sans faire d’oxymore, le shadow board doit sortir de l’ombre : il est essentiel que les participants soient clairement identifiés dans l’organisation, puis accompagnés pour mener leur mission avec succès. L’investissement doit donc être valorisé de différentes manières : salaire, bonus, temps provisionné, journées dédiées, etc.
Orchestrer la parole : « L’équité de la parole doit être mise en avant dès le lancement du projet pour que chaque voix compte : homme, femme, métiers, pays… Chacun et chacune doit pouvoir apporter sa particularité », insiste Noëmi Boutet. Concrètement ? Des règles sur le partage de la parole et la confidentialité, un cadre de confiance, de la facilitation, des formations à la coopération sont à déployer tout au long du mandat.
Tester et itérer : on ne réussit pas du premier coup. Et c’est normal ! Le feedback permet de faire avancer le dispositif afin de s’inscrire dans une démarche d’amélioration continue. « Lors du passage de relais, nous avons mené un feedback sur notre propre cohorte auprès de la suivante : cela a permis de leur livrer quelques éléments importants pour mieux vivre leur expérience », décrit Noëmi Boutet.
Post 2020 : du shadow comex aux collectifs protéiformes
« CEO for One Month » : un mois au côté du CEO
Cette opération lancée chaque année par le Groupe Adecco consiste à offrir l’opportunité à un jeune de passer un mois aux côtés du Président France du groupe afin de découvrir les coulisses professionnelles de ses missions. C’est une expérience inclusive avec un recrutement sans CV, ouvert à tous et centré sur la personnalité et le potentiel. « Le but est différent d’un shadow comex, mais d’un point de vue RH, c’est une source intéressante de recrutement et de motivation », décrit Jasmine Manet.
Des collectifs (transgénérationnels) avec une mission bien ciblée
Il s’agit de créer un comité de salariés (l’âge n’étant plus vraiment la clé d’entrée) qui, via une élection interne, prend la direction d’un sujet stratégique, pour un temps donné. Le but est d’impliquer les participants dans les prises de décisions ou les orientations de l’entreprise. On peut prendre l’exemple (issu de l’enquête Youth Forever) de Danone qui a fait appel à un groupe de collaborateurs pour définir sa raison d’être dans le cadre de son projet « entreprise à mission ». Au sein de SThree, le cabinet de recrutement a mis en place des cercles de réflexion et des ambassadeurs pour co-concevoir une stratégie de transformation profonde du business.
Une dynamique écosystémique pour une réflexion 360°
De plus en plus de dirigeants se tournent vers l’externe pour challenger leur modèle et les confronter aux enjeux sociétaux. Comment cela fonctionne ? « L’équipe dirigeante fait par exemple appel à des focus groups de jeunes à l’extérieur afin de lister leurs avis et glaner des informations. Cela se fait beaucoup sur les sujets liés à l’inclusion », décrit Jasmine Manet. En se mettant à l’écoute de l’ensemble de ses parties prenantes (salariés, citoyens, consommateurs, freelances…), l’entreprise s’inscrit alors dans une logique d’écosystème.
L’agrégat de comités inter-entreprises
Leur but ? Des personnes engagées au sein de différentes entreprises se rassemblent pour réfléchir, sensibiliser et transformer de l’intérieur. Il en existe différentes formes : certains collectifs se rassemblent autour d’enjeux sectoriels comme la mobilité et les sujets liés à la transition. D’autres, plus informels, se créent de façon à s’organiser pour convaincre la « tête de l’entreprise » et faire pression sous une forme de lobbying : « L’un des réseaux de professionnels citoyens les plus connus se nomme “Les Collectifs”, un mouvement qui souhaite faire passer à une autre échelle l’engagement volontaire et flexible », souligne Jasmine Manet. Selon l’enquête Youth Forever, ils seraient déjà près de 600 employés chez Suez et plus de 1000 chez Michelin.
Les shadow comex nouvelle génération sont déjà bien en marche. Ces groupements multi-formats dépassent les frontières de l’entreprise, pour asseoir un rôle plus politique… loin de l’ombre à laquelle leur intitulé les prédestinait. Un joli pied de nez qui mérite un bilan dans quelques années.
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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