Soho (small office, home office) : prêt·e à habiter dans votre bureau ?
15 juin 2021
6min
Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail
Pandémie et télétravail à grande échelle ont brouillé les frontières classiques entre travail et vie privée. À commencer par les frontières… géographiques ! Rapprocher son lieu de travail de son lieu de vie, déménager au vert sans changer d’employeur, tenter le nomadisme digital : autant d’aspirations que le télétravail a mis à portée de main.
Dans le “monde d’avant”, un autre modèle avait déjà été pensé : celui des “SOHO”, comme Small Office, Home Office. Ici, il ne s’agit pas d’aller chercher ailleurs un eldorado, mais plutôt d’améliorer le logement urbain en lui adjoignant un espace de travail digne de ce nom. Une solution crédible pour télétravailleurs en recherche d’une meilleure installation… sans quitter l’encablure du domicile citadin ? Camille Rabineau, notre urbaniste experte des espaces de travail, décrypte pour nous cette tendance.
Travailler chez soi, tout le monde le fait, mais l’inverse existe !
Si vous vous promenez du côté de la porte de la Chapelle à Paris, vous les verrez, fièrement mis en avant derrière leurs parois vitrées. Eux, ce sont les SOHO (pour Small Office, Home Office) , du quartier « Chapelle International ». Situé à l’une des portes d’entrée principales de Paris, sur d’anciens sites ferroviaires, cet ensemble de tours de logements ultra-modernes incarne « l’Arc de l’Innovation », ce projet qui veut faire des quartiers populaires de l’Est parisien des lieux en pointe. La preuve, c’est ici que le concept précurseur de “SOHO” est né : des bureaux directement reliés à des appartements… à moins que ce soit le contraire ?
En bas de ces tours, donc, 6 000m2 de SOHO accueillent déjà une trentaine de résidents travailleurs, commerçants, professions libérales et artisans. Ils seront bientôt rejoints par d’autres. « Une de nos vocations est de préserver l’appareil productif et les savoir-faire traditionnels à Paris, ces métiers qui ont été chassés par les grandes enseignes », explique Simon Mejane, Directeur de l’immobilier d’entreprise à la Régie Immobilière de Paris (RIVP), le bailleur de ces logements d’un nouveau genre. « Nous avons fait appel à un sociologue qui a interviewé plus de 100 structures, artisans et entrepreneurs, pour mieux comprendre leurs besoins. »
Le résultat ? Des assemblages “locaux professionnels-logements” variés : côté pile, l’espace de travail. Il fait entre 15 et 75m2. Ici le studio d’un photographe, là un concept store, quelques mètres plus loin, une école de tatouage. Côté face, le logement, situé au-dessus de chaque bureau, va du studio au T5. Le locataire peut choisir si habitation et local sont reliés, ou pas, par un escalier intérieur.
« Le SOHO permet de proposer de l’animation, de la vie en ville. C’est le “monde bas” qui s’oppose au “monde haut” des tours et recrée un univers domestique pour l’habitant » ajoute Simon Mejane. Un principe imaginé par l’architecte Djamel Klouche et son agence l’AUC, tout juste couronné du grand prix de l’Urbanisme.
Les occupants, eux, vantent l’esprit village, les heures de travail gagnées en économisant des transports, le côté pratique de pouvoir compter sur le comptable voisin. « Le tout en plein Paris ! »
Un mouvement qui vient de loin
L’idée de rapprocher travail et habitat en ville ne date pas d’hier. Il s’agit de rompre avec l’urbanisme de zones, où la ville dortoir s’oppose aux hyper centres dynamiques. Les enjeux sont multiples. Garantir une présence à toutes les heures de la journée, tous les jours, assurer de meilleurs revenus aux villes, offrir une bonne qualité de vie aux habitants et un cadre plus sûr. Sans oublier l’impact environnemental grâce à la diminution des trajets.
« Le travail de masse qui marche avec le zoning correspond à une période. Avant l’industrialisation, le travail était atomisé dans les fermes, dans les maisons. On y revient aujourd’hui » rappelle Philippe Vignaud, architecte urbaniste associé de l’agence RVA.
Au tournant des années 2000, la vague des éco-quartiers place la mixité au cœur de leurs programmes. Pour Simon Mejane, à Paris cela remonte même aux années 1970. « On a repris un modèle suédois de parcs d’activité verticaux compte tenu de la densité parisienne. » Visibles, tournés vers l’espace public, ce sont les rez-de-chaussée qui sont le support de cette ambition. Les urbanistes parlent de « socle actif. »
À la même époque, l’apparition des coworkings participe à cette interpénétration de l’activité et de la vie résidentielle. Ceux qu’on appelle les tiers-lieux de travail veulent offrir aux travailleurs indépendants un cadre et une communauté professionnelle dans leur quartier. Loin des bureaux forteresses, le coworking développe un bureau en libre-service, dans laquelle il est facile d’entrer et où l’on se sentira accueilli.
Travail à la maison : la grande inégalité
En 2020, cette aspiration urbaine est poussée bien plus loin. Avec la pandémie, le travail entre, de manière durable et forcée, dans la maison. Il fait alors du logement une source majeure d’inégalité au travail. En décembre 2020, l’entreprise de mobilier Steelcase a ainsi mené une enquête sur les conditions d’installation en télétravail. Selon les résultats, quatre types de configurations s’observent, de la plus confortable avec une pièce dédiée, à la plus précaire lorsque l’on s’installe sur un coin de table tour à tour comptoir, bureau ou table à manger. Une différence qui pèse sur l’efficacité du télétravailleur.
De son côté, le sociologue Yankel Fijalkow a étudié les modes de vie au plus strict du confinement. Il a montré que les ménages déplacés des grandes villes vers les petites ont amélioré leur qualité de vie et se sont plus souvent aménagé un espace privé de télétravail que les autres.
Même avec le retour partiel au bureau, la qualité du logement pour le travail reste critique. Certes, l’équipement fourni par l’employeur joue un rôle : deuxième écran, casque de qualité et siège ergonomique sont appréciés. Mais le nombre de pièces, leurs volumes, l’exposition à la lumière et l’isolation font le reste. Une donnée qui ne dépend pas de l’employeur, pas plus qu’elle n’a été intégrée au choix de résidence du salarié, alors que les marchés immobiliers sont en tension dans les grandes villes.
SOHO comme travailleur solo ?
Alors que le télétravail s’installe dans la durée, le SOHO serait-il une solution pour une meilleure articulation entre domicile et espace de travail dans les villes ? L’idée est séduisante.
Sauf que les populations ciblées par ces SOHO ne sont pas des salariés en télétravail : ce sont des indépendants, artisans, créateurs, TPE. « Des porteurs de projets » comme les appelle Simon Mejane. D’ailleurs, dans le projet Chapelle International, bail commercial et bail d’habitation sont liés. Si l’un des locataires cesse ou déménage son activité, il doit rendre le logement.
Alors, quid des télétravailleurs dans tout ça ? Il faut se souvenir qu’en 2008, à la naissance du projet Chapelle International, le télétravail en France en est à ses balbutiements ! Son cadre légal ne sera stabilisé qu’en 2012. Mais c’est du côté économique qu’on comprend mieux pourquoi la population remote n’est et ne sera pas la plus adaptée aux soho…
« On essaie de solvabiliser nos locataires : toute surface est facturée et les mètres carrés à Paris sont chers. S’il faut proposer une pièce en plus à tout le monde, ça pose des questions », explique le représentant du bailleur, qui rappelle que 250 000 ménages sont sur la liste d’attente des logements sociaux à Paris.
Pour la RIVP, il existe d’autres solutions pour les besoins des télétravailleurs. D’abord, le fait de concevoir des pièces plus grandes dans les logements neufs. Mais aussi, la réutilisation de locaux associatifs en déshérence, présents dans de nombreux immeubles d’habitation sociale. Sans oublier les coworkings, dont la répartition sur le territoire doit encore être complétée.
L’architecte Philippe Vignaud complète : « Il n’y a pas de solution miracle mais un chapelet de réponses. Dans le neuf, quand cela ne sera pas la pièce en plus, ce sera l’alcôve dans la pièce de vie. Mais c’est dans le parc existant qu’on dispose du levier le plus fort. Quand on réhabilite 200 ou 300 logements, rouvrir ou transformer des espaces rebuts comme d’anciens locaux techniques, financièrement, on est dans l’épaisseur du trait. »
Finalement, le modèle idéal pour les télétravailleurs serait un travail hybride réparti entre domicile, coworking et locaux d’entreprise. Côté domicile, le calme et l’introspection dans des logements de qualité aux surfaces généreuses ; côté coworking, la connexion à un écosystème local ; côté bureau, la socialisation entre collègues et le lien à l’entreprise.
Les SOHO sont donc un reflet très concret de l’interpénétration grandissante des sphères personnelles et professionnelles. Ils témoignent de l’évolution d’un monde du travail dans lequel reconversions, sorties du salariat et projets entrepreneuriaux sont de plus en plus courants et désirables.
Au final, les SOHO ont le mérite d’interpeller sur l’avenir du télétravail à domicile : parce que le télétravail s’enracine dans l’ultra-proximité, celui-ci peut être un accélérateur de mixité… mais aussi d’inégalités. Charge à la ville de se réinventer, et aux employeurs d’offrir des solutions adaptées pour chaque salarié.
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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq
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