Carrière : 4 bonnes raisons de vous défaire (enfin) d'une vision linéaire
03 nov. 2022
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
« Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grand ? » Nous sommes nombreux à avoir été élevés avec cette vision linéaire de la carrière : on choisit un métier, on se forme pour l’exercer, on mène sa carrière pendant plusieurs décennies en montant les échelons de la hiérarchie, puis on part à la retraite. Pour notre experte du Lab Laetitia Vitaud, ce modèle a largement du plomb dans l’aile face aux nouvelles réalités démographiques, économiques et culturelles. Zoom sur 4 bonnes raisons d’en sortir au plus vite !
Raison n°1 : cette vision favorise une pénurie de candidats
Si l’on s’en tient à la vision linéaire de la carrière, il n’y aura bientôt plus grand monde à embaucher. Puisque les jeunes sont « insuffisamment expérimentés » et les vieux sont « trop chers », le vivier idéal est bien mince. Notre pyramide des âges n’a plus la forme d’une pyramide mais plutôt d’une bouteille allongée à la base étroite. La carrière linéaire est le produit d’un contexte démographique et économique très différent du nôtre, celui de l’économie industrielle du milieu du XXe siècle. L’espérance de vie était alors de 20 ans inférieure à la nôtre.
Mais déjà aujourd’hui, le modèle fonctionne de moins en moins : nous avons en France simultanément l’un des taux de chômage des jeunes les plus élevés de l’OCDE et l’un des taux d’emploi des 55-64 ans les plus bas (56 % contre environ 80 % en Suède) ! Résultat ? 79% des employeurs disent déjà éprouver plus de difficultés à recruter. Forcément, quand on espère recruter essentiellement des jeunes déjà formés et « prêts à l’emploi », avec le bon diplôme et plusieurs années d’expérience dans un poste équivalent, le recrutement s’avère des plus ardus tant la concurrence est rude.
Plutôt que de rester dans cette vision linéaire de la carrière qui limite les employeurs à un vivier de candidats bien trop étroit, il s’agit au contraire d’apprendre à mieux gérer les formations et mobilités de personnels plus âgés, et recruter des personnes moins jeunes à toutes sortes de postes - le gros du vivier étant des quarantenaires, des quinquagénaires et des sexagénaires. Si l’on doit cotiser plus longtemps (45 ans ?), alors que les métiers changent et que l’économie se fragmente, la plupart d’entre nous ne tiendrons pas sur un seul métier dans la vision linéaire. Soit celui-ci sera devenu obsolète, soit on s’ennuiera tellement qu’on aura envie de se renouveler. En bref, ce sont tous ces « atypiques » qu’il vous faudra recruter !
Raison n°2 : cette vision est défavorable aux femmes
Vous l’aurez compris, l’inadéquation du modèle linéaire dépasse largement la question du genre puisqu’elle dessert tout le monde. Mais les femmes sont particulièrement pénalisées. Pour preuve, en France, l’écart des pensions de retraite femmes/hommes est de près de 40 %. Les années à temps partiel, les reconversions professionnelles, les maternités et l’aidance impactent davantage les femmes encore aujourd’hui. Et même lorsque ces dernières travaillent à temps plein sans interruption, certains employeurs continuent de les soupçonner de manquer d’ambition professionnelle au seul motif qu’elles prennent soin d’enfants ou de parents. Leur évolution linéaire suit, de fait, une courbe qui grimpe moins haut.
« On ne pourra pas se contenter de mettre un peu plus de femmes aux postes de direction et aux conseils d’administration des grandes organisations pour faire avancer l’égalité. »
Le modèle de la carrière linéaire a été conçu quand les femmes étaient encore largement cantonnées à domicile ou que leur activité n’apportait qu’un maigre « revenu d’appoint » en complément de celui de leur conjoint masculin. Or, il est particulièrement défaillant aujourd’hui alors que les foyers composés de personnes seules (célibataires, divorcés, parents solo) et les couples de même sexe sont plus nombreux, tandis que les femmes aspirent à sortir de la dépendance économique vis-à-vis d’un conjoint. Par ailleurs, un tel modèle est fondamentalement incompatible avec le care - le fait de s’occuper d’enfants et/ou de parents âgés -, assuré le plus souvent par les femmes.
On ne pourra pas se contenter de mettre un peu plus de femmes aux postes de direction et aux conseils d’administration des grandes organisations pour faire avancer l’égalité. Il faudra sortir du modèle linéaire de la carrière pour mieux valoriser celles (et ceux) qui ne peuvent (et ne veulent) pas donner toute leur vie à leur carrière. Aucun programme d’empowerment ne fera le poids tant que la vision linéaire de la carrière restera dominante. Les employeurs ont un rôle de premier plan à jouer pour promouvoir les femmes (même quand elles travaillent à temps partiel), soutenir la parentalité, etc.
Raison n°3 : cette vision nuit au bien-être au travail
Si (presque) tout le monde se dit atypique, c’est bien que ce qui est présenté comme typique est de moins en moins courant. Parfois, c’est avec une certaine fierté, pour revendiquer sa singularité, que l’on se qualifie de la sorte. Mais c’est souvent plutôt le reflet d’un sentiment de décalage qui peut s’accompagner d’un malaise : je suis atypique parce que « je ne suis pas comme il faudrait que je sois » (comme dans le célèbre casting de la vache qui rit où les vaches candidates sont trop lourdes, trop typées ou trop maigres pour faire l’affaire).
Au-delà d’une vie en trois phases (formation, travail, retraite), la vision linéaire de la carrière se base aussi sur une mise en adéquation entre des postes et des profils-type qui ont le diplôme et l’expérience que l’on estime le « mieux » correspondre. Héritage de l’âge industriel, ce modèle adéquationniste accorde à l’âge (l’année de naissance) un rôle déterministe, et provoque par conséquent chez les candidats la crainte de ne jamais être à la hauteur de la fiche de poste proposée. Si le taux d’emploi des personnes de 55-64 ans n’est que de 56 % en France (l’un des taux les plus bas de l’OCDE), c’est que les quinquagénaires et sexagénaires sont encore et toujours perçus comme « trop chers » et/ou « trop vieux ». Mais les « trop jeunes » ne sont pas en reste non plus : malgré le jeunisme ambiant, on se voit quand même reprocher son manque d’expérience !
Pas le bon diplôme, « trop d’incohérences » dans le CV, un parcours singulier… Tout ce qui ne rentre pas dans la vision linéaire de la carrière peut vous être reproché. Et lorsque vous passez entre les mailles du filet, vous risquez malgré tout de développer un syndrome de l’imposteur carabiné. La vision linéaire de la carrière attaque l’estime de soi de beaucoup d’individus. Elle provoque stress et anxiété au travail, notamment à cause de la peur d’être « démasqué » ou encore de ne pas parvenir à atteindre un certain point de la courbe à un certain âge qui serait assimilé à un échec. Se libérer de cette définition linéaire et étriquée de la réussite professionnelle, c’est augmenter considérablement le bien-être de tous et toutes.
Raison n°4 : cette vision passe à côté des bénéfices intergénérationnels
Se défaire de la vision linéaire de la carrière, c’est envisager de recruter des personnes d’âges différents à tous les postes. On se retrouve alors avec des équipes de plusieurs générations sous le même toit. Pourvu qu’on ajuste quelque peu l’organisation et l’ergonomie du travail pour les travailleurs les plus âgés (comme l’a fait BMW), non seulement la productivité ne baisse pas mais elle augmente ! D’abord, les ajustements ergonomiques « pour les vieux » profitent à tout le monde. Mais surtout une équipe composée d’individus de générations différentes est bien plus performante.
« Mais surtout, les vieux et les jeunes ensemble, c’est ce qui se fait de mieux en matière d’innovation ! »
D’abord, on augmente ses chances d’avoir des compétences complémentaires, ou au moins des approches plurielles qui permettent une meilleure résolution des problèmes. Mais surtout, les vieux et les jeunes ensemble, c’est ce qui se fait de mieux en matière d’innovation ! Comme le dit bien cet article du World Economic Forum à propos des rencontres intergénérationnelles : « En général, un élan de créativité résulte souvent de l’exposition à de nouvelles personnes […] Les premiers jours d’une activité d’innovation sont les plus créatifs et souvent, au cours des premières interactions en face à face, une nouvelle idée émerge qu’aucun individu n’a eue auparavant. » Au-delà de la question de la transmission, il y a celle de la représentativité des travailleurs : quand il y a plusieurs générations, c’est une meilleure compréhension culturelle du monde (et des clients !) qui s’ensuit. Il y a aussi le développement des compétences de communication : empathie, connaissance de soi, capacité à se projeter dans l’avenir…
Pour aller plus loin dans ce sens, toutes les organisations devraient davantage miser sur le mentorat intergénérationnel. Il s’agit d’apparier deux personnes de générations différentes, en partant du principe que les deux ont à y gagner, en termes de développement personnel et d’apprentissage professionnel. Une étude de la Harvard Business Review montre que les personnes de classes d’âge différentes se ressemblent bien plus qu’on ne l’imagine, mais il existe tout de même quelques différences notoires et utiles ! En les aidant à se projeter dans l’avenir, à s’imaginer dans plusieurs années ou décennies, les plus âgés aident les plus jeunes à comprendre l’impact que leurs décisions présentes peuvent avoir sur leur moi futur. Les plus jeunes, eux, ont souvent beaucoup à transmettre sur la construction d’une réputation et le développement de réseaux hétérogènes.
La carrière linéaire est un héritage industriel qui a largement fait son temps. Cet héritage fait aujourd’hui plus de mal que de bien. S’en défaire sera l’un des plus grands défis de ressources humaines de notre siècle. Quand la transition numérique rencontre la transition démographique, l’adéquationnisme en matière de recrutement ne fait plus recette et la linéarité des carrières devient de plus en plus difficile. Heureusement, derrière le défi, il y a aussi de formidables opportunités pour les organisations qui voudront s’en emparer, en particulier celles d’élargir le vivier de talents et d’augmenter la capacité à innover dans un monde d’incertitude.
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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