Yazid Ichemrahen, pâtissier star : « Mon parcours prouve que tout est réalisable »
17 avr. 2023
8min
A 31 ans, star mondiale de la pâtisserie, Yazid Ichemrahen est un héros de Dickens version Instagram. Placé très tôt en famille d’accueil, puis en foyer, l’enfant d’Epernay choisit les gâteaux plutôt que les barreaux. A 22 ans, le titre de champion du monde de desserts glacés lui ouvre les portes des cuisines des palaces du monde entier. Son parcours a inspiré le film “A la belle étoile”. Dans son livre “Créer pour survivre, vivre pour ne pas sombrer” (ed. Hors Collection), publié en parallèle, le jeune surdoué raconte l’envers du décor, les déboires professionnels et les projets hors norme.
Dans le film A la belle étoile, le réalisateur Sébastien Tulard choisit le conte de fées pour revenir sur votre parcours. Le héros est présenté comme un rescapé de la vie. Est-ce le cas?
Difficile de se définir… Mais j’ai en effet grandi dans le chaos le plus total, sans repères émotionnels, sans cadre, avec la peur de manquer de tout. J’ai été retiré à deux ans et demi à ma mère, prostituée, droguée, alcoolique. Elle était incapable de m’élever, moi et ma soeur aînée. Je crois que je n’ai vu mon père qu’une fois. C’est ma famille d’accueil, ma tatie et mon tonton, chez qui j’ai été placé en 1994 qui m’a apporté de l’amour, de la sécurité. Et c’est grâce à leurs deux fils, Laurent et Dany, à l’époque apprentis pâtissiers, que j’ai découvert les gâteaux et leur pouvoir réconfortant.
Pourtant à l’adolescence, vous êtes contraints de quitter cette famille aimante pour être placé en foyer d’accueil. Quelles envies aviez-vous ? Parveniez-vous alors à vous projeter dans le futur ?
J’avais de la fougue, c’est sûr. Quand je suis arrivé au foyer, j’étais la tête de turc, je me faisais violenter. Petit à petit, c’est le schéma classique, je suis devenu à mon tour agresseur. Je déconnais pas mal. Mais je ne voulais pas toucher à la drogue et encore moins aller en prison. Je ne voulais pas de cet avenir qui me guettait. A 14 ans, un juge pour enfants me fait visiter une prison et me lance un ultimatum : « Soit tu trouves une formation et tu fais quelque chose de ta vie, soit tu finiras ici. » Je n’ai pas hésité. Mon choix était fait.
Après cette adolescence violente et tumultueuse, comment appréhendez-vous le monde du travail ? Vous parlez dans votre livre de « work therapy »…
Quand je commence mon CAP après cette rencontre avec le juge, je vis encore au foyer, et j’aide le chef en cuisine. Un jour, il me dit, avec un grand sourire: « Ton dessert n’est pas mal du tout. » Voilà la phrase magique grâce à laquelle tout a commencé. Je trouvais enfin la reconnaissance dont j’avais toujours manqué. Et j’y ai pris goût. J’ai eu envie de travailler avec les meilleurs pour entendre encore de : « C’est pas mal. »
Comment vous êtes-vous servi de l’admiration que vous portiez aux grands du métier ?
C’était mon carburant. C’était vital car je n’étais rien ni personne. J’avais l’envie de bien faire mon travail pour arriver aussi haut que les stars du métier que j’admirais. J’ai foncé, je les ai contactées directement. Je n’avais rien à perdre. Très vite, chaque expérience m’a ouvert de nouvelles portes : celles de Vincent Dallet, fondateur de l’Ecole du chocolat, puis Pascal Caffet, Meilleur ouvrier de France, Thierry Marx, Joël Robuchon et Bernard Blachère. Moi qui n’avais jamais rien appris à l’école avant, j’avais un appétit délirant de connaissances que je pouvais assouvir à leur contact. J’acceptais toutes les tâches les plus ingrates. Mais je trouvais que ça n’avançait pas assez vite. Dès que j’avais la sensation d’avoir appris des notions ou pratiques nouvelles, j’en voulais toujours plus. Alors je changeais de palace et de chef. Et même une fois devenu champion du monde, j’avais acquis de la crédibilité, mais je ne me sentais absolument pas capable d’entreprendre, je ne pouvais rien faire sans leurs conseils.
C’est Bernard Blachère, fondateur de la marque de boulangerie Marie Blachère, qui vous fait découvrir le monde des affaires en vous aidant à ouvrir votre première pâtisserie à Avignon. Pourquoi vous séparer de lui très vite ?
Il me disait : « Kiki, soit un artiste, mais un artiste rentable ! » Bernard Blachère est un excellent businessman qui m’a mis le pied à l’étrier dans les affaires. On s’est séparé rapidement car il me proposait du “mass-market”, et ça ne me faisait pas rêver de réaliser des pâtisseries qui seraient produites ensuite par milliers. J’ai préféré étudier les grands groupes de luxe et me concentrer sur l’expérience rare et unique pour chaque client… Mais Bernard Blachère reste malgré tout mon mentor, et je n’hésite pas à lui demander régulièrement conseil sur ma communication.
Qu’est-ce que la réussite pour vous ?
A l’époque, elle est un puissant psychotrope qui me fait oublier toutes mes souffrances enracinées dans l’enfance… Le business devient mon terrain de jeu et il supplante tout le reste. Mais avec les années, ma conception de la réussite a changé. Je pensais que la réussite était dans la possession, au même titre que footballeurs ou rappeurs issus des quartiers. On s’imagine que gagner plus d’argent, posséder de grosses voitures et de belles montres, voyager dans le monde entier, rencontrer les stars de la télé, c’est ça la réussite. Avec le temps, les claques et les désillusions, j’ai compris qu’il s’agissait plutôt d’équilibre réussite sociale / bien-être intérieur et que les plus belles choses résident dans la simplicité. Mais je sais la reconnaître, en profiter et la partager avec des gens sains d’esprit.
Depuis 2015, vous ouvrez des boutiques « pop up » à l’étranger, notamment au Qatar, en Grèce ou en Suisse, et lancez des licences de marque vendues à travers le monde. Devenir un pâtissier « star », qui accède à un monde tant rêvé de luxe et d’argent, ne vous monte pas à la tête ?
C’est sûr que quand on m’ouvre tous les palaces et que je voyage en jet privé pour une mission de consulting au Qatar, j’en ai le tournis. Quand je pense qu’avec ma sœur, enfant, on réchauffait le poulet sous-vide sur le radiateur…Vous imaginez le grand écart ! Alors oui, ça me monte à la tête. A ce moment-là j’ai une vision de l’argent-roi. C’est un besoin en réalité, car ce tourbillon et cette réussite sociale me font oublier mon passé et mes galères. Mais je vais vite déchanter.
Vous faîtes référence à la crise du Covid qui vous touche de plein fouet ? Que s’est-il passé ?
J’ai gagné beaucoup d’argent grâce aux licences de marque et à mes missions de consulting. J’ai voulu m’enrichir à tout prix, sans aucune réflexion. Au lieu de placer cet argent, et d’emprunter, j’ai tout investi dans une boutique. Paiement comptant. Les saccages lors des manifestations des Gilets Jaunes m’ont mis à mal. Et quelques mois plus tard, l’activité s’arrête nette avec le Covid : je ne peux plus voyager dans le cadre de mes licences. Je perds tout ce que j’ai construit et je me retrouve seul, sans famille. Je reprends tout mon passé en pleine figure.
« A 31 ans, je suis encore plus intransigeant dans le travail, autant avec mes employés qu’envers moi-même. Je ne laisse rien passer. Je sais que ça ne laisse pas indifférent » - Yazid Ichemrahen, Pâtissier-star.
Comment gérez-vous des collaborations avec de grandes marques de luxe comme Vuitton, Dior, Guerlain et bientôt Chaumet ?
Je pense que ma force est de regarder autour de moi et de m’imprégner de leur histoire. Avant de rencontrer le PDG de Guerlain pour une collaboration lors des 110 ans de la marque, je me suis plongé dans son histoire et travaillé autour de son image. Trois textures en rappel des trois notes d’un parfum… Pour le joaillier Chaumet, ma réflexion se fait autour de l’alvéole du gâteau de miel. Je ne m’inspire pas d’autres pâtissiers, car j’aurais peur de les copier inconsciemment. Je puise plutôt du côté de la mode, du design. Je suis un fervent lecteur du magazine Elle pour me nourrir des collections à venir. Les tendances, les matières, les couleurs, ça m’inspire ! C’est un conseil que je donne à tous les étudiants ou jeunes entrepreneurs que je rencontre : sortir de l’entre-soi d’une profession, s’ouvrir à l’art, à la science même, et toujours s’inspirer des meilleurs. Les côtoyer, c’est encore mieux !
Vous donnez désormais des conférences à HEC ou lors d’événements rassemblant des chefs d’entreprises et rencontrez des investisseurs dans le monde entier. C’est une belle revanche ?
Le mot est trop négatif. Je parlerais plutôt de fierté car lors de tels événements, j’aime partager ma vision de l’entreprenariat et du luxe. Je ne vois pas pourquoi j’aurai honte de travailler sur des yachts ou d’organiser des dîners de stars du cinéma. Je n’ai aucune leçon à donner, mais je peux apporter mon grain de sel et aider, peut-être, certains à se révéler. Avec le film et le livre, je réalise désormais que la transmission me tient à cœur. J’interviens chaque mois à l’hôpital Robert Debré pour les enfants malades avec l’association « Cé Ke Du Bonheur », créée par Hélène et Omar Sy. Ainsi qu’auprès de jeunes incarcérés au Centre éducatif fermé d’Épinay-sur-Seine, l’espace de quatre heures par mois de manière à faire quelques recettes avec eux, échanger, leur montrer qu’avec mon parcours tout est réalisable. S’ils peuvent se rendre compte qu’il n’y a pas que la violence comme moyen d’expression pour attirer l’attention, ce sera pari gagné.
Vous vendez votre marque sous forme de licence, mais ne voulez toujours pas avoir votre propre boutique ?
Pas un lieu permanent en tout cas. Ça ne me convient pas, car je n’aime pas la routine. Je préfère être libre et faire du coup par coup, à l’instinct. J’ouvrirai prochainement une pâtisserie éphémère près de l’Opéra de Paris, avec une édition limitée à 100 gâteaux par jour. Tous les mercredis, il y aura un gâteau à un euro et ce sera une recette de mon enfance.
La rigueur et la discipline du métier ne vous ont-elles jamais arrêté ?
Au contraire, j’avais une telle haine contre la vie que le travail me faisait tout oublier. J’ai développé un esprit de compétition, mais avant tout contre moi-même. A 31 ans, je suis encore plus intransigeant dans le travail, autant avec mes employés qu’envers moi-même. Je ne laisse rien passer. Je sais que ça ne laisse pas indifférent. Dans le métier, soit on m’aime, soit on me déteste. Si je n’y mets pas toujours les formes, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui travaillent avec moi, ou pour moi. Je les encourage et les valorise quand ils le méritent. C’est la condition pour être épaulé par une équipe solide et loyale.
Depuis quelques années, la dureté du monde de la cuisine et de la pâtisserie est révélée au grand public, avec parfois des affaires de harcèlement. Qu’en pensez-vous ?
J’aime la pâtisserie plus que tout, je ne comprends pas l’attitude et le comportement de la grande majorité des chefs et de l’hypocrisie qui règne. J’ai moi-même vécu des violences en cuisine, cruelles et parfois discriminantes. C’est d’ailleurs l’un des sujets du film (A la belle étoile, ndlr.). Elles ont renforcé mon caractère, mais je suis convaincu que ce n’est absolument pas une méthode de management qui fonctionne en 2023. Nous sommes rentrés dans une ère où l’exemplarité et le leadership priment sur tout le reste.
« Dans l’artisanat de demain, l’entreprise pérenne sera celle qui aura le plus de valeurs humaines car dans toute cette tourmente, on ne suit pas un patron uniquement pour un salaire, mais pour son génie, ses valeurs, son respect » - Yazid Ichemrahen.
De petite main vous êtes devenu patron. Comment la première expérience nourrit-elle encore la deuxième ?
Lorsque j’étais commis à l’âge de 17 ans, mon premier patron m’a dit un jour : « *Les responsabilités se prennent, elles ne se donnent pas, surtout travaille toujours avec rigueur, régularité et engagement.* » Aujourd’hui, ce sont toujours exactement ces mêmes valeurs qui m’animent chaque jour au quotidien dans ma vision entrepreneuriale, humaine et professionnelle.
Quel regard portez-vous sur le monde du travail ?
Le pouvoir d’achat diminue, les matières premières ont fortement augmenté dans chaque secteur, ce qui crée de fortes frustrations chez les entrepreneurs et chez les employés. Dans l’artisanat de demain, l’entreprise pérenne sera celle qui aura le plus de valeurs humaines car dans toute cette tourmente, on ne suit pas un patron uniquement pour un salaire, mais pour son génie, ses valeurs, son respect.
Dans votre livre, vous louez les vertus de l’école républicaine. La méritocratie ne semble pas illusoire selon vous !
En voyageant, j’ai constaté combien le système éducatif scolaire français dont j’ai pu bénéficier est incroyable. Mais il est vrai que l’école pourrait aller plus loin dans l’apprentissage de matières comme la psychologie, pour préparer l’enfant à entrer dans le monde réel, et pas dans un moule conçu par la société. J’étais un mauvais élève car j’avais du mal en maths et en français. Cela m’a longtemps complexé et j’ai perdu confiance en moi. J’ai compris plus tard, lors de mon apprentissage, que je pouvais être bon dans l’invention de quelques petites choses avec mes mains. Ce serait le rôle de l’école de décomplexer tout cela pour inciter à la persévérance. Me concernant vous parlez de mérite, ne s’agirait-il pas plutôt d’une petite rançon d’une gloire éphémère ?
- NB : En novembre 2022, après un vol par effraction dans son domicile parisien, il a été suspecté d’être l’organisateur et d’avoir tenté d’escroquer son assurance, le 22 mars 2023, il a plaidé non coupable concernant les faits reprochés. Aucun jugement n’a été rendu et les poursuites sont à ce jour terminées.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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