@BalanceTa : rencontre avec l’avocate qui règle les comptes sur Insta
15 févr. 2021
8min
Avocate en droit du travail, spécialiste en défense des salarié·es et négociation de départ des cadres dirigeants
Photographe chez Welcome to the Jungle
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
L’accès au droit, gratuit et pour tous, c’est le combat de longue haleine de l’avocate Elise Fabing. Sacrée l’une des 30 avocat·e·s les plus puissant·e·s de France en 2019, la parisienne a récemment trouvé une nouvelle arme pour déployer ses convictions : aider les comptes @BalanceTonAgency et @BalanceTaStartup dans leurs dénonciations des comportements déviants (harcèlement, sexisme, racisme, homophobie etc.) de certaines entreprises. Pour eux, deux fois par semaine, la quadra anime bénévolement des live Instagram pour répondre aux questionnements de salarié·e·s en détresse. Rencontre avec une convaincue qui ne craint pas les critiques.
Tous les lundis et jeudis soirs, vous êtes en live sur les compte Instagram @BalanceTonAgency et @BalanceTaStartup, pour répondre à des questions juridiques de salarié·e·s… Comment vous êtes-vous retrouvée là ?
C’est beaucoup de hasard ! À la base je ne suis pas très “réseaux sociaux”, d’ailleurs je ne comprenais pas du tout l’intérêt d’Instagram, c’est une amie qui m’a convaincue de m’inscrire l’été dernier… Mais finalement, en septembre, @BalanceTonAgency est arrivé et cette démarche de libérer la parole des salariés m’a intéressée. J’ai suivi ce qui se passait autour de ce compte, et un jour, après que j’ai posté un commentaire sur Facebook à la suite de la démission de Laurent Habib de l’association des agences-conseils en communication (AACC), mon post a fait le buzz. BTA (@BalanceTonAgency NDLR) m’a alors contactée et proposée de faire ce live insta à destination des salariés… Evidemment, je n’avais jamais fait ça de ma vie ! Mais comme je suis assez aventurière, j’ai dit okay, et en fait ça a eu un succès fou. Aujourd’hui, on est à plus de 50 000 vues sur certaines vidéos et je reçois des tonnes de messages de remerciements…
Vos live insta, concrètement, ça se passe comment ?
On est toujours deux pour l’animer, avec Marion ou Faustine, mes collaboratrices au cabinet (Alkemist avocats, spécialisé en droit du travail et du tourisme NDLR). Chaque semaine, un thème est prévu à l’avance, par exemple hier - lundi 1er février - c’était sur les congés payés : on fait une présentation du sujet et ensuite on répond aux questions posées. On essaie vraiment de diffuser des informations très pratiques, liées à l’actu récente comme le Covid : comment mon employeur peut m’imposer des congés par exemple.
Ces live m’ont vraiment confirmé à quel point il existe un besoin d’information juridique et d’accès au droit du travail pour des salariés en détresse.
On imagine que dans les questions des internautes, certains besoins ressortent particulièrement ?
On a beaucoup de sujets autour de la négociation de départ, mais ce qui revient le plus, c’est tout ce qui concerne le harcèlement. Il y a énormément de situations de harcèlement managérial, chez les femmes comme chez les hommes d’ailleurs… En fait, ces live m’ont vraiment confirmé à quel point il existe un besoin d’information juridique et d’accès au droit du travail pour des salariés en détresse. Je suis avocate au barreau de Paris depuis dix ans et je suis toujours étonnée de constater qu’il ne s’agit même pas d’une question de milieu ou de statut : mes clients sont souvent des très hauts cadres, des gens brillants aux parcours incroyables. Pourtant, ils ne connaissent absolument rien à leurs droits…
D’où votre engagement bénévole avec ces comptes Instagram ?
Oui. Parce que pour moi, ces comptes sont vraiment importants. Ils sont le symptôme du grand dysfonctionnement de notre justice sociale, une justice sociale qui ne fonctionne pas et ne permet pas un réel accès au droit.
Ces comptes ne sont-ils pas aussi le symptôme d’un dérèglement au sein même des entreprises ? Que des salariés en viennent à dénoncer leurs boîtes sans avoir pu se confier en interne…
Oui, bien sûr. Pour moi la justice sociale implique cela aussi : le manque de moyen de l’Inspection du travail, le rapport de domination des employeurs sur les salariés, le concept de violence économique, l’absence de dialogue social dans les entreprises… Dans ma carrière, j’ai vu des cas gravissimes. Le travail peut rendre fou, encore plus en période de crise économique, et il faut savoir s’en prémunir. C’est le sens de mes interventions.
La crise a un véritable effet loupe sur les comportements managériaux déviants : on reçoit beaucoup plus de dossiers hyper trash en matière de harcèlement.
Dans quelle mesure un tel engagement bénévole, en plus de votre activité principale, impacte-t-il votre vie privée ?
(Elle hésite) C’est vrai que je travaille beaucoup. Mais c’est parce que j’aime ça et que je n’ai jamais vraiment l’impression de travailler en fait. Surtout, j’ai une associée et des collaboratrices qui me soutiennent entièrement dans cette démarche, et je peux aussi vous dire qu’être maman de deux enfants en bas-âge, ça force à déconnecter le soir ! J’estime qu’en tant qu’auxiliaire de justice, il est cohérent que je donne une partie de mon temps à cette activité militante. L’idée, c’est de devenir une référence dans la défense des salariés. Pour moi, ce combat de l’accès au droit et de l’aide gratuite aux salariés, c’est vraiment un engagement politique.
En période de crise, toutes ces violences au travail ne sont-elles pas décuplées ?
Si. La crise a un véritable effet loupe sur les comportements managériaux déviants : on reçoit beaucoup plus de dossiers hyper trash en matière de harcèlement. Premièrement, parce que certaines entreprises sont acculées, ce qui, souvent, ne fait pas ressortir le meilleur des gens. D’autre part, pour une raison plus stratégique et cynique de la part des entreprises : c’est que cela pousse les salariés à la démission et à se barrer avec zéro euro… Ajoutez à cela une forte dépendance économique de la part du salarié, avec un marché du travail figé par la pandémie, et très peu de contre-pouvoir pour lutter contre l’entreprise, et vous obtenez un cocktail explosif.
Après @BalanceTonAgency, vous collaborez donc désormais avec @BalanceTaStartup depuis début février. Comment expliquez-vous que ces deux milieux aient ouvert le bal des dénonciations ?
En agence comme en start-up, la frontière vie pro / vie perso est extrêmement trouble, il y a beaucoup d’affect… Cela peut créer des relations très toxiques et des comportements managériaux abusifs, avec une réelle emprise psychologique. Et pour les mêmes raisons, on retrouve également pas mal de harcèlements sexuels. Après, bien sûr, les violences au travail sont multi-sectorielles, elles existent partout. D’ailleurs, on peut désormais balancer sa rédaction, et même son avocat…
J’ai toujours rêvé d’être avocate, et moi je pense que pour être un bon avocat, il faut aimer les gens.
Vous m’avez dit réfléchir à faire “encore plus” avec BTA et BTS. C’est quoi, plus ?
On voudrait rédiger des contenus écrits et faire des infographies, pour les diffuser sur nos réseaux. Le but, c’est vraiment de proposer une lecture du droit, extrêmement pratique et très accessible. J’ai toujours été contre le jargon juridique. Ensuite, on commence à réfléchir à ce qu’on va faire après. Et pour moi, l’étape d’après, c’est de généraliser cet accès au droit et pourquoi pas, porter quelques messages plus politiques. De mon côté, je lance mon propre Podcast (Vos droits au travail), et je réfléchis aussi à un livre.
Classée parmi les “100 avocat·e·s les plus puissant·e·s de France” par GQ en 2019, on vous connaît justement pour cet engagement autour de l’accès au droit… d’où cela vous vient-il ?
En fait, j’ai toujours été assez rebelle et engagée. Plutôt le style déléguée de classe et cheffe de manif quoi ! J’ai toujours rêvé d’être avocate, et moi je pense que pour être un bon avocat, il faut aimer les gens. Donc forcément, il y a un tropisme vers l’engagement. Étudiante, je faisais déjà partie d’une asso en faveur de l’accès au droit, car je trouvais très injuste que les privilégiés aient accès à une bonne défense, et pas les autres. Même avoir un avocat commis d’office c’est compliqué ! Une fois avocate, j’ai toujours pris des dossiers gratuitement, pour des gens sans revenu mais avec ce que j’appelle des dossiers de principes : des dossiers tellement forts que je ne pouvais pas les refuser. Au sein d’Alkemist, le cabinet que j’ai créé avec ma meilleure amie, le premier rendez-vous est gratuit puis nous appliquons une politique d’honoraires en fonction des revenus de nos clients, avec un même effort contributif : un mois de salaire - plafonné à 5 000 euros - pour l’ensemble de la procédure, et 10% du résultat de la procédure.
En parlant de votre cabinet, vous êtes désormais dix, exclusivement des femmes, et avec une vraie signature féministe…
Le féminisme était un combat presque logique pour moi car je suis une femme dans un milieu finalement très masculin, où la vie professionelle vous apporte son lot d’histoires “banales” de discrimination sexiste… Je me suis également construite grâce aux modèles comme Gisèle Halimi, dont je suis une immense fan (avocate et militante féministe franco-tunisienne, ndlr). C’est d’ailleurs elle la première qui a dit que les combats des femmes se passeraient désormais du côté du droit du travail. Et c’est vrai : j’ai des placards remplis de dossiers concernant des discriminations àla maternité , des discriminations sexistes… donc forcément ça rend un peu féministe.
On reproche aux comptes comme @BalanceTonAgency et @BalanceTaStartup d’accuser sans preuve, de faire fi de la présomption d’innocence, de salir des réputations, de détruire des entreprises, des vies… Que répond à cela la juriste que vous êtes ?
Déjà, la présomption d’innocence, c’est quand il y a une instance judiciaire. Ces comptes ne sont absolument pas parfaits mais il faut réussir à entendre ce que les salariés ont à nous dire à travers eux. La libération de la parole des victimes est essentielle sur ces problématiques. Ces réseaux sociaux ne seront jamais des tribunaux populaires : il n’y a ni condamnation, ni qualification des faits. Ce sont juste des lanceurs d’alerte, des bande-passantes de témoignages, négatifs comme positifs d’ailleurs.
Ces comptes Instagram ne devraient pas exister : on devrait avoir une justice qui fonctionne bien, des jugements rapides devant le conseil des Prudhommes…
Oui enfin le but est quand même de “balancer”…
Oui… Mais les personnes derrière - même si moi je n’interviens pas du tout là-dedans - font des vérifications, attendent de nombreux témoignages avant de publier, etc. Pour l’affaire Lou Yétu par exemple, il y en avait plus de 150… Évidemment, ce serait beaucoup mieux que ce soient les journalistes qui s’emparent de telles révélations, avec leur déontologie, la protection des sources, etc. Moi j’aimerais bien ! Mais en attendant, il faut voir ces comptes comme ils sont : enfin des contre-pouvoirs intéressants face aux entreprises ! Ces comptes Instagram ne devraient pas exister : on devrait avoir une justice qui fonctionne bien, des jugements rapides devant le conseil des Prudhommes, on devrait pouvoir y aller de manière simple, sans que ça soit coûteux… et du côté de l’entreprise on devrait avoir la contrainte du risque contentieux quand on se comporte mal. Mais aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
En attendant, ce genre de comptes se multiplient… Ne risque-t-on pas le trop plein d’informations ?
En tout cas, c’est la première fois que je vois autant d’articles sur les violences au travail ! Donc ça aura au moins eu la vertu de mettre en lumière ce problème sociétal. Ce que l’on peut espérer, c’est donc plutôt que ça sera quelque chose d’un peu dissuasif, que les entreprises prendront davantage soin de leurs salariés, qu’il y aura de vraies remises en question… D’ailleurs, beaucoup de choses positives sont d’ores et déjà ressorties de @BalanceTonAgency : il y a eu des enquêtes internes, des prises de conscience… La personne derrière le compte a même été contactée par l’AACC, qui s’est associé avec l’association féministe Les Lionnes pour mettre en place des questionnaires en interne, trouver des solutions pour les salariés etc.
À vous, vos pairs vous reprochent parfois de donner des conseils gratuitement…
C’est sûr que le fait de distribuer le savoir ne plaît pas forcément à tout le monde. Mais mon engagement pour l’accès au droit surpasse ces critiques, et j’ai plutôt l’habitude de faire ce que je veux sans trop me soucier de ce que l’on va en dire. D’ailleurs, de nombreux confrères et consœurs me soutiennent également. Et puis finalement, donner ce savoir de base, c’est nous permettre en tant qu’avocat de nous concentrer sur des tâches à plus fortes valeurs ajoutées. Cela permet d’avoir des dossiers beaucoup plus solides quand il faut aller au contentieux. Donc ces conseils gratuits, tout le monde devrait les connaître, et il faut les diffuser un maximum.
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Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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