« L’ère des bureaux très brandés “à la Google” est révolue »

08 sept. 2022

5min

« L’ère des bureaux très brandés “à la Google” est révolue »
auteur.e
Camille RabineauExpert du Lab

Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail

L’aménagement de l’espace de travail a un impact sur l’expression et l’affirmation de l’identité d’une entreprise. En quoi architecture rime avec culture, et comment les agences travaillent-elles cet enjeu avec leurs clients ? Notre experte Camille Rabineau a posé la question à Axelle Decante, architecte du pôle aménagement chez Morning.

Depuis la pandémie, le bureau est présenté comme un lieu social, un endroit qui doit faciliter les échanges et la convivialité quand on s’y retrouve. On parle moins des questions de culture, d’identité et de sens qui l’entourent. Pourtant, de nombreux dirigeants ressentent un délitement du lien entre les salariés et l’entreprise depuis la crise Covid. Selon le dernier baromètre télétravail publié par Malakoff Humanis en 2022, 63 % des dirigeants reconnaissent que le travail hybride rend difficile de faire vivre la culture d’entreprise. En outre, les organisations doivent attirer des talents dans un contexte de plus en plus compétitif et le bureau devient un marqueur de cette quête. Axelle Decante, architecte d’intérieur spécialiste de l’environnement tertiaire au sein du groupe Morning, nous dit pourquoi.

Vous dirigez de nombreux projets d’aménagement de bureaux pour des clients variés. Comment ont évolué les attentes des employeurs vis-à-vis du bureau en matière d’identité et de culture d’entreprise ? Et comment ces préoccupations s’expriment-elles sur le terrain ?

Après le premier confinement, nous avons très vite été contactés par des entreprises qui avaient envie de faire revenir les collaborateurs au bureau. Nos interlocuteurs nous disaient : « Ce n’est pas sexy, les équipes n’ont pas envie de venir ». Ils voyaient nos espaces (Morning possède des espaces de coworking, ndlr) et nous disaient s’y sentir comme à la maison. Ils ont souhaité retrouver cela chez eux. Il est vrai que dans nos projets, nous varions les matériaux : pour le mobilier, on met du tissu, du cuir, de l’osier. On mélange aussi les couleurs et on crée des ambiances qui sortent de ce que l’on pourrait attendre de locaux d’entreprises. On puise notre inspiration dans l’univers domestique. Bien sûr, il s’agit de reproduire cet esprit tout en appliquant la charte des clients, leurs codes couleurs. On va injecter leur patte dans leurs espaces afin de signifier la présence de la marque. On leur dit qu’on va conserver leur charte mais par petites touches, par exemple juste dans la cuisine, sur des piètements de meubles. Les identités visuelles d’entreprise sont plus compliquées qu’il en a l’air à transposer dans l’espace physique de façon harmonieuse.

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Si je vous suis, les entreprises d’aujourd’hui chercheraient davantage à offrir à leurs salariés des lieux chaleureux qu’à marquer coûte que coûte leurs locaux de leurs couleurs ?

Ce que nous observons, c’est que l’ère des bureaux très brandés « à la Google » est révolue. La mode des années 2010 qui consistait à appliquer bêtement une charte dans l’architecture, sans charme, avec un aménagement standardisé, c’est fini. Désormais nos clients recherchent des lieux « lifestyle » qui se rapprochent des univers de la restauration et de l’hôtellerie, par lesquels on vient apporter un côté beaucoup plus chaleureux, convivial. Par ailleurs, de nombreuses entreprises prennent moins de mètres carrés et mettent en place le flex office pour leurs équipes. Ici, le réflexe de rendre les bureaux plus sympathiques est naturel. Les espaces y sont beaucoup plus multiples qu’avant et les utilisateurs s’approprient cette nouveauté.

Ce qui est révélateur, c’est que nous nous fournissons très peu auprès des éditeurs de mobilier de bureau, mais beaucoup auprès de ceux chez qui on rêverait de s’équiper pour chez soi ! On va rechercher des pièces plus artisanales, de créateurs, des grands classiques du design : c’est l’hybridation qui est la clé. On essaie de créer un savant mélange hétéroclite mais très réfléchi. On va admettre que la table en bois massif se patinera avec le temps et qu’elle vivra différemment ; c’est quelque chose qui humanise le bureau. Bien sûr, les fournisseurs historiques de mobilier de bureau s’adaptent et ont revu leur catalogue intégralement. Ils ont pour eux la qualité, car c’est du mobilier qui va être soumis à rude épreuve, à beaucoup de passage. Ils intègrent la connectique nécessaire à un espace de travail, ce qui permet de trouver ces grandes tables communes mais connectées, ou des canapés dans lesquelles des prises vont être cachées.

Comment aidez-vous vos clients à affirmer leur singularité ?

Nous faisons visiter plusieurs de nos espaces à nos clients, dont les styles sont différents. Ainsi nous pouvons sentir ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas. Par exemple, l’entreprise Alma a jeté son dévolu sur un de nos canapés, conçu par les designers Bouroullec. Elle a souhaité absolument l’avoir dans ses bureaux. Un autre client nous a dit qu’il ne souhaitait pas du tout se retrouver dans un espace Morning ! Et pour Too Good To Go, on a choisi du mobilier à cent pour cent de seconde main, ce qui entrait en résonance avec sa mission. Comme notre méthode de travail comporte l’organisation d’ateliers avec le client, au cours desquels nous challengeons ses idées initiales, nous adaptons au fil de l’eau nos planches d’inspiration et nos propositions. Nous les aidons à mettre à plat ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas : il s’agit d’un processus itératif.

Un autre élément de différenciation à ne pas négliger est l’architecte en charge du projet : tout architecte a sa signature, et un œil averti finit par la reconnaître. Enfin, d’un client à un autre, la signalétique varie énormément, une signalétique peu réussie peut totalement plomber un projet… Ce qu’il faut aussi avoir à l’esprit, c’est que nos clients n’ont pas forcément la fibre de l’aménagement. Beaucoup nous disent : « On n’a pas le temps, on n’a pas de goût, on vous laisse carte blanche ! ».

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L’un des problèmes épineux que j’observe est la recherche d’équilibre entre la construction d’une identité commune à une entreprise en tant que tout, et la variété des entités qui la composent (directions, équipes, voire sites différents). Comment l’architecte traite-t-il ce sujet ?

Nous traitons les espaces selon les métiers car ils n’ont pas tous les mêmes besoins. Certains seront plus bruyants, d’autres auront davantage besoin de concentration. Il arrive en effet que des sites d’entreprises disposent d’un « branding propre », une identité complètement à part. Cela nous est arrivé avec l’un de nos clients, L’Oréal. Comme celui-ci détachait une partie des équipes du siège principal, l’enjeu de rendre ce site attractif se posait. Lui donner une identité sur-mesure a fait partie de la stratégie.

Impossible de parler de bureau et d’image sans évoquer les réseaux sociaux. Avoir un bureau « instagrammable » semble l’un des objectifs inavoués des chefs de projets immobiliers en entreprise. Avez-vous vu les demandes de vos clients changer dans ce sens ?

Créer un décor instagrammable n’est pas une fin en soi. Toutefois, nous remarquons que les entreprises ont de plus en plus besoin d’un espace photogénique, que cela soit pour un shooting, un journaliste qui passe, pour prendre des photos d’équipe. Une organisation accueille du public dans ses bureaux et c’est forcément un vecteur d’image, de bonne santé de l’entreprise et de qualité de vie au travail. Avant, on se prenait en photo entre collègues devant un mur blanc, maintenant les salariés s’immortalisent dans un endroit un peu « phare », devant une grande fresque… Dans nos espaces, nous voyons les salariés des entreprises colocataires se prendre en photo, fiers de montrer leur cadre de travail. En ces temps de tensions de recrutement, cela peut vouloir dire : « Rejoignez-nous ! ». On sait que certains détails vont être très photogéniques et c’est tant mieux, cela participe à créer un espace harmonieux, qui va nourrir le sentiment d’appartenance et l’image de marque. Les codes ont totalement changé. Chez nous, l’accueil se fait par les baristas, ils ont un métier qui invite à prendre le temps, le ton est donné !

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Le développement du télétravail est tel que je me demande parfois si tous ces efforts déployés pour offrir « le beau bureau » aux salariés n’est pas en quelque sorte son chant du cygne. Qu’en pensez-vous ?

Nos clients nous le disent : les salariés sont contents de venir dans un espace où l’on se sent bien, ils ont plaisir à retrouver les collègues. Le télétravail s’est certes développé, mais la majorité des gens veulent quand même retourner au bureau. Nous le voyons au fait que nos espaces sont pleins. Au final, si le bureau est facile d’accès et que l’on s’y sent à l’aise, on n’a pas de raison de rester chez soi. Nous ne croyons pas du tout à la mort du bureau.

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Article édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ