Des compétences aux capabilités : zoom sur la tendance de développement RH équitable
19 sept. 2024
6min
Pour accompagner les talents, si les RH dépassaient la notion de compétences pour s'appuyer sur les « capabilités » ? Ce concept, plus systémique, permet de promouvoir l’équité en offrant à chacun les moyens de se développer selon ses aspirations.
Alors que l’équité occupe une place centrale dans les préoccupations des entreprises modernes, la notion de « capabilité » propose une approche innovante, centrée sur l’individu et ses possibilités réelles de choisir et de mener la vie qu’il souhaite. Introduite par l’économiste et philosophe Amartya Sen, lauréat du prix Nobel d’Économie en 1998, cette démarche se distingue de la conception classique des inégalités, axée sur la distribution des richesses, pour se concentrer sur les libertés concrètes dont une personne dispose pour se réaliser. « Ce qui compte, c’est d’offrir à chacun des espaces de liberté où il ou elle peut déployer ses talents », souligne Marie Robert, professeure de philosophie.
Transposé à l’univers professionnel, l’enjeu serait alors d’adapter les outils et politiques RH pour que chaque talent puisse s’épanouir selon ses propres critères. Une lecture innovante pour les équipes RH et managériales qui cherchent à promouvoir une équité véritable, basée sur les besoins et aspirations individuels. Comment déployer une démarche et une culture fondées sur les capabilités ? Comment dépasser l’approche dominante des compétences, nécessaire mais insuffisante face aux enjeux actuels ?
Les capabilités : l’atout clé pour un développement personnalisé des talents
Les capabilités, un concept novateur largement d’actualité
Les capabilités, selon Amartya Sen, ne visent pas à réduire directement les inégalités, mais à améliorer les conditions de vie en tenant compte des libertés concrètes dont disposent les individus pour se réaliser. Comme l’explique Marie Robert, « il ne s’agit pas d’uniformiser les chances, mais de permettre à chacun de développer des activités ou des choix en accord avec ses aspirations personnelles ». Ceci met l’accent sur l’amélioration des conditions de chacun et chacune, permettant ainsi de créer une égalité adaptée aux besoins individuels plutôt qu’une simple égalité des ressources, parfois arbitraire. « Il s’agit de donner accès à des outils comme l’éducation, l’information, ou encore des responsabilités pour favoriser le développement personnel », ajoute la philosophe.
Pour mieux comprendre les contours des capabilités, Amartya Sen met en lumière ses quatre facettes interdépendantes :
- La capacité de choix : l’individu doit avoir la liberté de choisir parmi différentes options de vie qui ont du sens pour lui, tout en disposant des informations nécessaires pour prendre des décisions éclairées.
- La capacité de réalisation : une fois les choix effectués, l’individu doit avoir la possibilité de mettre en œuvre ses aspirations et de concrétiser ses objectifs, ce qui nécessite souvent des compétences et des ressources adéquates.
- La capacité d’épanouissement : l’accomplissement des choix doit conduire à un sentiment de satisfaction et de réalisation personnelle, où les activités entreprises sont à la fois désirables et valorisées.
- La capacité d’expression : les personnes doivent pouvoir faire entendre leur voix dans les processus de décision et d’action collective, favorisant ainsi une véritable participation démocratique et la prise en compte des diverses perspectives.
Les capabilités, bien au-delà des seules compétences
La capabilité, avec ses quatre facettes – choix, réalisation, épanouissement et expression – se concentre sur la liberté réelle des individus à choisir et à accomplir des projets, en dépassant les simples considérations de ressources ou de bien-être utilitariste. Elle intègre ainsi les dimensions d’autonomie et de développement personnel, permettant aux individus de trouver du sens dans leur travail et de s’adapter à de nouvelles situations. Au sein de Kizeo, PME spécialisée dans le digital dirigée par Estelle Genovardo, les capabilités sont au cœur du modèle RH. « L’entreprise ne se concentre pas uniquement sur les compétences techniques, mais cherche à comprendre ce que chaque personne souhaite accomplir dans son “monde idéal” », souligne Estelle Genovardo. Cette vision systémique leur permet « de réfléchir à leur juste place et de se développer dans un environnement où leurs capabilités sont valorisées et soutenues ».
En matière de politiques RH, s’inspirer des capabilités revient finalement à dépasser une vision encore largement dominée par les compétences qui, selon un article du centre de recherche en Économie et Gestion de l’académie de Versailles, présente de réelles limites dans un monde du travail de plus en plus complexe. Tout d’abord, elle repose souvent sur des descriptions subjectives et difficilement transposables, car les compétences sont contextuelles et parfois tacites, échappant ainsi à une formalisation claire. De plus, cette approche tend à bénéficier principalement aux plus qualifiés, renforçant ainsi les inégalités d’accès à la formation, notamment pour les moins diplômés. Enfin, elle ne permet pas de résoudre les problèmes structurels tels que le chômage, se limitant à une adaptation des individus aux besoins existants plutôt qu’à une refonte du système.
En comparaison, l’approche des capabilités permet de dépasser ces contraintes en offrant des solutions plus dynamiques, centrées sur les aspirations personnelles et l’usage des compétences dans des contextes imprévus. Chez Kizeo, un point d’honneur est notamment mis à écouter les besoins individuels des équipes, afin d’adapter les parcours professionnels en conséquence. Le recrutement, par exemple, se fait sans CV, « en se concentrant sur les valeurs humaines et le potentiel des candidats, plutôt que sur leurs diplômes ou expériences passées ». La directrice générale elle-même en est un exemple, ayant gravi les échelons sans diplôme supérieur formel.
Politiques RH : comment déployer les capabilités de vos équipes ?
Voir plus loin en s’extrayant de l’approche par les compétences
Les capabilités valorisent l’action en contexte, où la compétence se manifeste dans l’action face à des situations concrètes et souvent imprévues. En favorisant l’improvisation et l’adaptabilité, cette perspective permet aux collaborateurs de mobiliser pleinement leurs ressources internes, allant au-delà de la simple exécution de tâches planifiées. Cela incite les RH à adopter un management plus flexible et agile, en créant des conditions propices à l’apprentissage continu et à l’expérimentation. Ce modèle dynamise les organisations en rendant chaque individu acteur de son développement, contribuant ainsi à une entreprise plus innovante et résiliente.
Mais comment, au juste, peut-on le transposer ? L’article universitaire susmentionné propose cinq axes de développement RH pour diffuser plus de capabilités dans sa structure :
- L’individualisation des parcours : les RH doivent offrir des parcours sur mesure, où chaque employé peut développer ses propres capacités selon ses ambitions et compétences personnelles. Cela implique de sortir des méthodes uniformisées pour répondre aux besoins spécifiques de chacun et chacune.
- L’autonomie et le pouvoir d’agir : il est crucial de fournir aux employés les ressources matérielles et immatérielles nécessaires pour agir de manière autonome. Le pouvoir d’agir (empowerment) devient ici central, en permettant aux individus de s’approprier leur travail et de faire preuve de créativité dans la résolution de problèmes.
- L’équité dans l’accès aux ressources : plutôt que de se concentrer sur une répartition égale des ressources, l’accent doit être mis sur l’équité, c’est-à-dire fournir à chacun les moyens qui lui permettront de développer ses propres talents. Cela inclut l’accès aux formations, outils et soutiens adaptés à leurs besoins spécifiques, en tenant compte des différences individuelles.
- L’apprentissage continu et la réflexivité : le développement des capabilités repose sur l’apprentissage continu. Les entreprises doivent donc promouvoir des environnements où les employés peuvent se former en permanence, tout en étant accompagnés par des bilans réguliers, des retours d’expérience, et une réflexion sur leur développement professionnel.
- L’improvisation et l’innovation : l’environnement de travail doit encourager l’improvisation et l’innovation en valorisant l’initiative personnelle. Cela permet de faire face aux imprévus et aux changements rapides, notamment dans des environnements incertains, tout en maximisant leur potentiel créatif.
Miser sur la reconnaissance, clé de voûte des capabilités en entreprise
Que retient-on de la réflexion d’Amartya Sen ? Il s’agit d’une alternative à l’approche mécanique de l’égalité, grâce à la reconnaissance de la complexité individuelle. Marie Robert rappelle aussi que « la lutte contre les inégalités doit inclure une compréhension émotionnelle, politique et juridique de l’autre ». Cela fait écho à la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, philosophe allemand, pour qui la justice sociale repose sur la reconnaissance des individus dans trois sphères : l’amour, le droit et la solidarité. Dans le contexte professionnel, cette reconnaissance se traduit par la valorisation des contributions individuelles. Le manque de reconnaissance peut mener à l’aliénation, car chacun aspire à être reconnu pour son rôle et son identité au travail. Ainsi, la reconnaissance est indissociable de la justice sociale dans le monde du travail, où elle permet aux talents de se sentir valorisés et respectés à l’aune de leurs capacités.
Pionnière en matière de capabilités, la philosophie de Kizeo se reflète ainsi dans l’attention portée au développement personnel de ses salariés, à travers des entretiens réguliers, un onboarding personnalisé ou encore une culture d’écoute active. Mieux, pour toujours chercher à aligner les aspirations individuelles avec les possibilités offertes par l’entreprise, cette dernière dédie un budget annuel de 100 000 euros à la formation et au coaching. « Des dispositifs qui vont bien au-delà d’un simple développement des compétences professionnelles », précise Estelle Genovardo. Près de la moitié des talents a ainsi bénéficié d’une promotion ou d’une reconversion, soutenue par Kizeo. « Après un bilan professionnel, une personne, initialement commerciale, est devenue naturopathe, une autre kinésiologue, et l’un des membres de l’équipe support a été accompagné pour devenir développeuse, hors de l’entreprise… avant d’y revenir », relate encore la directrice générale. Une manière inspirante de conjuguer enjeux sociétaux, économiques et professionnels.
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Article rédigé par Laure Girardot et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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