« Il ne faut pas attendre des jeunes élites qu’elles renversent le monde du travail »
30 mai 2023
6min
Dans son ouvrage “Les jeunes élites face au travail”, la doctorante à l’École Polytechnique Anne-Sophie Dubey (avec sa co-autrice Sonia Bellit, cheffe de projet à La Fabrique de l’industrie) s’est intéressée au rapport que les jeunes alumnis des prestigieux Polytechnique et Harvard entretiennent avec le travail. Les jeunes élites françaises et étasuniennes ont-elles une attitude protestataire envers le système actuel ? Ou leurs ambitions sont-elles finalement les mêmes que celles des générations précédentes ? Interview.
Les attentes des jeunes élites françaises vis-à-vis du travail sont-elles les mêmes que celles des jeunes élites étasuniennes ?
Nous avons interrogé dix diplômés de l’École Polytechnique et neuf diplômés de l’université Harvard, il faut donc prendre des pincettes. Cela étant, nous avons remarqué une différence majeure avec un rapport au travail avant tout transactionnel aux États-Unis et davantage relationnel en France. Les jeunes élites étasuniennes estiment plus facilement qu’elles échangent le temps passé au travail contre un salaire tandis qu’en France, elles tendent à privilégier une vie socio-affective de qualité. Cette importance accordée aux relations interpersonnelles s’accompagne également d’attentes plus fortes en matière d’engagement environnemental.
Ces différences sont-elles explicables par des différences socio-culturelles ?
Je reste prudente avec les lectures culturalistes d’autant plus que nous sommes de plus en plus interconnectés. Il reste tout de même de grandes tendances culturelles car notre socialisation est liée à notre lieu d’origine. Le droit du travail étasunien, moins à la faveur des travailleurs que le droit français, en est un exemple. Les salariés étasuniens ont conscience qu’ils peuvent se faire virer du jour au lendemain, leur marché du travail étant plus flexible. Cela peut donc inciter à cette distanciation vis-à-vis des relations sociales au travail outre-Atlantique où les travailleurs accordent moins d’importance au fait de tisser des liens amicaux avec leurs collègues par rapport aux jeunes élites françaises.
Les jeunes élites américaines considèrent donc le travail comme un “gagne-pain”. Est-ce à dire que les jeunes CSP+ français·es ne voient pas le travail en premier lieu à travers le prisme de l’argent ?
Aux États-Unis, le rapport à la rémunération tend à être plus transparent qu’en France, où il reste souvent tabou. Je ne dis pas que ce n’est pas important pour les jeunes Français interrogés. Certains se rendent compte qu’ils sont privilégiés et qu’ils trouveront aisément un job bien payé en sortant de Polytechnique, donc c’est comme s’ils n’avaient pas à se poser la question. Nous avons pu observer chez les Étasuniens comme chez les Français une tendance à effectuer des arbitrages pour définir les priorités au travail. Si on propose à un jeune CSP+ français un bon salaire, un climat social agréable et un bon équilibre entre sa vie pro et perso, alors peut-être qu’il ira travailler dans un secteur avec lequel il ne se retrouve pas complètement. Les jeunes élites françaises sont finalement sûrement plus dans une compromission que dans un rapport protestataire au travail.
Vous expliquez que les jeunes élites françaises et étasuniennes ont en commun le syndrome du “bon élève”. D’où vient cette quête de l’excellence ?
Les grandes écoles sont des instituts très sélectifs qui socialisent les jeunes avec un esprit compétitif. Cela se retrouve ensuite sur le marché du travail. Ils recherchent constamment à développer leurs compétences d’apprentissage et sont en quête d’un travail stimulant intellectuellement. Cependant, cette recherche constante de l’excellence peut paradoxalement mener à un sens de l’autodétermination assez pauvre. Ces élites se connaissent finalement assez mal et sont souvent en quête de validation extérieure. Une fois le diplôme obtenu, elles se retrouvent souvent perdues et peinent à avoir un projet de carrière clair.
Les jeunes élites estiment-elles que cette pression liée à la réussite est un mal nécessaire pour réussir dans le monde du travail ?
Il peut y avoir une intériorisation et une valorisation du fait d’avoir eu un parcours éprouvant. On retrouve cela dans les classes prépa. Il y a une forme de naturalisation de la difficulté et du dépassement de soi. Beaucoup des jeunes interrogés voient la pression comme une source d’adrénaline. Cette pression productiviste peut poser problème, y compris pour les jeunes élites elles-mêmes, sujettes à des risques psychosociaux potentiellement accrus.
Cette pression semble souvent accompagnée de comportements violents, notamment envers les femmes. Une enquête interne réalisée en 2022 par l’École Polytechnique a montré que 23 % des étudiantes ont été victimes de violences sexistes et sexuelles. Des faits similaires se sont également produits à l’université Harvard. Les jeunes élites sont-elles préparées à devenir des boys’ club ?
Nous sortons ici du champ de l’étude mais je tiens tout de même à m’exprimer sur le sujet en qualité d’étudiante et d’enseignante qui côtoie ces institutions. J’ai moi-même été victime de sexisme et je le suis encore. J’estime que les États-Unis sont en avance par rapport à la France, particulièrement en ce qui concerne le genre. Dans leurs pratiques professionnelles, ils incitent davantage à indiquer leurs pronoms, des choses toutes simples qui font la différence pour bâtir d’autres normes. D’après moi, la compétition est un mode de fonctionnement très masculin. Si on continue à encourager la féminisation dans les filières, quelles qu’elles soient, je pense que l’on pourrait avoir des comportements d’autant plus coopératifs et solidaires du fait que les femmes sont moins éduquées et socialisées aux comportements compétitifs. Cela pourrait avoir un effet positif même pour les hommes. Mais dans ces cadres sélectifs et compétitifs, la loi du plus fort est institutionnalisée.
Aux Etats-Unis, il existe l’idée d’une séparation nette entre une identité propre au travail et une autre propre à la vie privée. En France, l’identité des jeunes élites est-elle intrinsèquement liée au travail ?
Du côté des Américains, ce n’est pas parce qu’il y a une volonté de se distancer socio-affectivement de ses collègues que ce n’est pas important pour eux. La réalité est plus nuancée. De même, je ne pense pas que l’identité professionnelle soit absolument centrale chez les jeunes élites françaises. Elle vient se rééquilibrer avec autre chose, d’autres valeurs, même si elle reste bien évidemment importante. L’équilibre vie professionnelle et vie personnelle a été mentionné par quasiment tous nos interviewés, côté étasunien comme français, comme quelque chose d’absolument important. Globalement, ces jeunes élites sont en rupture avec les générations précédentes par rapport à la valeur travail, c’est-à-dire la place que l’on veut donner au travail dans l’expérience d’une vie satisfaisante. Celle-ci est moins importante aujourd’hui. Le travail, ce n’est plus “toute” la vie.
L’intérêt pour l’utilité sociale et la quête de sens au travail sont-elles des préoccupations “de riches” ?
Quand on est mieux loti, on a un champ des possibles plus ouvert, en effet. Cela étant, on voit souvent un raccourci entre utilité sociale et sens au travail parce que c’est l’acception la plus usitée. Nous avons pu observer sur le terrain que la construction du sens au travail conserve une part de subjectivité relativement importante chez les jeunes élites. Chacun et chacune essaie de trouver son compte au travail en définissant les priorités qui lui sont propres. Dans les générations précédentes, les catégories CSP+ aspiraient souvent à être embauchées par un grand groupe pour y faire carrière, et combiner ainsi un bon salaire et un poste de manager. Aujourd’hui, cela ne fait plus fantasmer autant et les jeunes élites n’hésitent pas à essayer plusieurs voies, à changer d’employeur si elles n’y trouvent pas leur compte. La recherche de liberté plutôt que de sécurité d’emploi est sans doute devenue plus importante qu’avant.
Quelle importance les jeunes élites accordent-elles à l’agentivité (soit la faculté d’un être à agir sur le monde, ndlr.) au travail ?
Cela se manifeste à travers le besoin de monter en compétence et cela rejoint le besoin d’autonomie assez marqué au travail. Mais ces jeunes sont aussi fortement en attente d’un bon mentorat. Ils ont besoin d’un manager qui soit présent dans la juste mesure. C’est une autonomie qui doit se marier avec un accompagnement managérial pour les aider à devenir la meilleure version d’eux-mêmes. Les jeunes élites disent qu’elles sont très friandes de l’entreprenariat ou de l’univers start-up. Elles souhaitent voir des résultats concrets à leurs actions, quitte à choisir parfois une organisation ayant une influence à moins large échelle. C’est important pour elles de sentir qu’elles mettent leur pierre à l’édifice et qu’elles contribuent par elles-mêmes à faire avancer les choses. La notion d’impact individuel est donc très souvent importante chez elles.
Peut-on espérer de la part des jeunes élites une volonté de changer un monde qui leur est financièrement, culturellement, et socialement bénéfique sachant que leur environnement favorise leur reproduction sociale ?
On retrouve dans votre question la célèbre thèse de la reproduction sociale bourdieusienne. Il n’est pas dans l’intérêt des élites, jeunes ou moins jeunes, de questionner l’ordre établi. Certains diplômés veulent sincèrement changer les choses. Mais à nouveau, notre étude suggère plutôt qu’il s’agit d’un phénomène minoritaire. D’après moi, la probabilité que les jeunes élites s’organisent et activent leur réseau de manière à faire bouger les choses radicalement est assez faible. Qui plus est, un système ne se renverse pas du jour au lendemain, et l’organisation collective, par exemple par le biais des syndicats, m’apparaît plus indiquée pour vraiment infléchir les choses.
Vous expliquez qu’il n’y aurait pas « un “sens universel” à découvrir au travail pour les jeunes diplômés mais bien que ceux-ci aspirent à lui “donner un sens” par eux-mêmes ». Cette extraction du sens au travail semble permettre l’accès à un « travail vivant », une forme de travail émancipateur. Mais est-ce seulement accessible aux jeunes élites ?
À mon sens, qui dit élite, dit privilèges et qui dit privilèges devrait dire sens du devoir et responsabilités. Mais je vois chez les jeunes élites une tendance à la déresponsabilisation du fait de cet individualisme marqué. Par exemple, certains vont chercher leur salaire pour pouvoir s’investir en dehors. Certains sont plus dans un compromis en se disant que le monde du travail, avec le poids de l’actionnariat, limite les manœuvres d’action. Quoiqu’il en soit, je ne pense pas que seules les jeunes élites peuvent s’investir au travail et connaître l’expérience transformatrice de ce que les marxistes appellent le travail vivant. Mais il serait souhaitable selon moi qu’elles se décentrent de leur intérêt pour jouer le rôle de leader dans la formulation de pistes de réforme au travail.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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