« La paie n’est plus une simple question de chiffres, mais de valeurs »

17 oct. 2024

8min

« La paie n’est plus une simple question de chiffres, mais de valeurs »
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Virgile RaingeardExpert du Lab

Spécialiste de la rémunération et de l’égalité salariale

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Portée par une directive de l'Union Européenne, la transparence des salaires s'impose comme un horizon certain pour les entreprises. Une petite révolution aux grandes répercussions pour les employeurs comme leurs salariés, auxquelles notre expert Virgile Raingeard, spécialiste de la rémunération, assiste aux premières loges. À commencer par la recherche d'un modèle de rémunération plus juste de la part des organisations.

Les professionnels de la rémunération ont longtemps exercé un métier de l’ombre. C’est qu’ils gèrent l’un des aspects les plus tabous de la vie en entreprise : derrière leurs tableurs, ils surveillent les évolutions de la masse salariale et définissent les enveloppes budgétaires allouées aux augmentations. Comme les salaires ne se discutent pas ouvertement et que les collaborateurs viennent rarement demander des comptes, la confidentialité est leur principale règle de conduite. Mais tout cela est en train d’évoluer rapidement.

Car en matière de rémunération, les dernières années ont marqué un profond changement de paradigme. Des bouleversements à la fois légaux et sociétaux ont inauguré l’ère de la transparence. Bientôt, les entreprises seront tenues de justifier leurs choix de rémunération publiquement et leurs employés pourront réclamer des explications. Là où l’on s’était contentés d’une approche pragmatique (et cynique) de la rémunération, il faut maintenant composer avec des exigences éthiques. La paie n’est plus une simple question de chiffres, mais de valeurs. Les responsables « comp & ben » occupent désormais un rôle public et central : celui d’accompagner la transition des entreprises vers cette nouvelle ère. Et le risque est grand pour celles qui refuseraient de prendre la question à bras-le-corps.

La fin de la realpolitik des salaires

Mais comment fixe-t-on un salaire au juste ? Sur quels critères se base-t-on ? Dans la vision libérale classique, le chiffre final est toujours vu comme le fruit d’une négociation, même quand il n’y a pas eu de négociation effective. Sur le marché de l’emploi, chacun fait jouer ses atouts pour obtenir l’offre la plus avantageuse. La valeur d’un salarié dépend de la rareté de son profil et de l’intérêt que lui porte un employeur potentiel. De même, les entreprises cherchent à rassembler toutes les compétences dont elles ont besoin au moindre coût possible. Les grilles de salaires sont ainsi fixées par les lois de l’offre et de la demande.

Certes, lorsque chacun suit ses intérêts sur le marché de l’emploi, on voit vite émerger des inégalités conséquentes : un data scientist spécialisé en intelligence artificielle sera mieux payé qu’un spécialiste du service client. De même, un manager à la tête d’une grosse équipe sera plus valorisé qu’un collaborateur individuel. Mais ces écarts-là sont justifiés par une certaine vision « méritocratique » de la société : en se spécialisant dans des domaines techniques, en prenant plus de responsabilités ou simplement en accumulant de l’expérience, certains méritent d’être mieux rémunérés que les autres. D’autant plus que la loi sert de garde-fou suffisant pour permettre à chacun de vivre dignement : salaire minimum, garanties et protections sociales diverses… Seulement voilà : ce paradigme, totalement dénué de considérations éthiques, a récemment été mis à mal par une succession de crises. Pour une bonne partie des jeunes actifs et certains de leurs aînés, la realpolitik des salaires ne suffit plus et il devient urgent d’insuffler de l’éthique dans la paie.

D’abord, la crise du COVID-19 a vu les revenus des top dirigeants exploser alors que la majorité de leurs employés faisaient face à l’inflation. Cela a généré une vague de mécontentement et catalysé les attentes de la jeune génération vis-à-vis d’entreprises perçues comme trop opaques, cyniques et dénuées de sens. Il devient de plus en plus difficile d’ignorer que le cadre libéral méritocratique classique ne parvient pas à « corriger » certaines iniquités, considérées comme inacceptables par la société dans son ensemble, en premier lieu les inégalités de genre. Un système qui prend uniquement en compte les critères méritocratiques de responsabilité ou de spécialisation technique, avantagerait les hommes pour un nombre de facteurs sociologiques. C’est ce qu’a prouvé Claudia Goldin, qui reçoit le prix Nobel de l’économie en 2023. Son travail montre, par exemple, que les responsabilités familiales qui incombent traditionnellement aux femmes les empêchent de passer autant de temps au bureau que les hommes, les pénalisant de fait dans une culture qui valorise le présentéisme.

L’explosion du télétravail a aussi brouillé les frontières géographiques entre les régions du monde où on paie beaucoup et celles où l’on paie peu -ce qui a remis en question la notion d’un marché du travail limité géographiquement. Comment justifie-t-on qu’un ingénieur indien soit payé quatre fois moins que son collègue américain, pour un même métier et dans une même entreprise ?
Toutes ces prises de conscience se sont traduites dans la loi. Depuis 2020, des innovations législatives imposent à quelques états américains un certain degré de transparence salariale. De notre côté de l’Atlantique, une directive a été adoptée par le parlement européen en 2023, imposant aux États membres de légiférer sur la transparence salariale d’ici 2026.

Entre décence et indécence, une renégociation indispensable des politiques de salaires

Tous ces grands bouleversements ont provoqué un changement de paradigme profond. Là où les décisions de rémunération se prenaient dans le secret des COMEX, on attendra bientôt des entreprises qu’elles les justifient publiquement. C’est une pression à la fois légale et sociologique : les nouvelles générations attendent ce degré de transparence de leurs futurs employeurs, et un dispositif légal à venir promet de punir ceux qui ne sont pas en mesure d’expliquer leurs écarts de rémunération par des critères objectifs et mesurables.
Concrètement, ce sont d’énormes chantiers qui s’ouvrent pour les entreprises : leurs grilles salariales sont le résultat de choix historiques sur lesquels il est difficile de revenir, et certains écarts ne peuvent s’expliquer que par l’argument du « on a toujours fait comme ça ». Il devient donc urgent d’insuffler de la rationalité dans le système avant de pouvoir l’assumer publiquement.

Les risques ne sont pas seulement légaux, c’est aussi une question de marque et de marque employeur. À l’heure où même la question du « mérite » se pose différemment, le risque de se voir taxer d’« indécence » est grand. Chaque entreprise cherche des manières de régler les problèmes d’inégalité qui se posent sur différentes dimensions : entre les différentes filiales, entre les différents corps de métier, entre les genres… Dans le milieu du comp & ben, bon nombre d’initiatives voient le jour, des startups comme Lucca qui testent l’autodétermination des salaires, aux grandes boîtes comme IBM qui confient la détermination des salaires aux algorithmes. Dans certains cas, cela peut aller jusqu’au salaire unique. Chacune de ces politiques a ses avantages et ses inconvénients : le temps est encore à l’expérimentation et la question est loin d’être définitivement réglée.

Peu à peu, la notion de « mérite » perd de sa centralité. Plutôt que de payer les employés pour ce qu’ils valent aux yeux de l’entreprise, on se fixe pour objectif de leur permettre de vivre confortablement. Pour cela, il faut prendre en compte leurs conditions familiales, géographiques… C’est là où la question du salaire décent (ou living wage) devient particulièrement intéressante. Mise en lumière par la directive européenne CSRD, elle permet de s’éloigner du paradigme des salariés payés à leur valeur marché. L’équité ne viendrait pas de l’égalité parfaite, mais des besoins de chacun. Certains organismes internationaux réfléchissent à la manière de calculer ce fameux décent, quand des entreprises, comme Michelin, s’engagent à adopter cette politique. Mais il n’y a, pour l’instant, pas de vrai consensus sur sa mise en pratique. Qu’est-ce qu’un salaire décent doit permettre de couvrir ? Et comment prendre en compte le différent niveau de services publics proposés par un pays par rapport à l’autre ?

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Comment les entreprises peuvent-elles trouver leur voie ?

Toutes ces perspectives sont passionnantes, mais dans l’immédiat, il n’y a pas de voie unique qui s’impose. Aucune solution toute faite et infaillible. Chaque entreprise doit trouver celle qui lui correspond. Dit autrement, elle doit prendre des décisions concrètes pour entrer dans l’ère de la transparence (avec les contraintes à la fois légales et sociales qui en découlent), tout en préservant l’efficacité business de ses politiques salariales. Car les préoccupations éthiques n’ont pas remplacé les contraintes du marché, loin de là. À chaque fois, c’est un compromis à trouver entre ce qui est éthique et ce qui est efficace.

On peut considérer qu’il est injuste de payer le service client deux fois moins que les ingénieurs parce que leur travail a autant d’importance pour la réussite de l’entreprise, et on serait tenté d’aligner le salaire de ces différentes équipes. Mais on se fait vite rattraper par la réalité du marché, on n’opère pas en autarcie. D’un côté, il serait difficile d’attirer les ingénieurs avec un salaire typique de service client. De l’autre, en imaginant avoir les moyens de payer les équipes de service client des salaires d’ingénieur, le risque de faire de la « mauvaise rétention » est grand : garder des personnes qui ne sont pas motivées par le projet de l’entreprise, parce que le salaire y est démesurément élevé comparé à ce qu’elles pourraient gagner ailleurs. Alors, finit-on toujours par être rattrapé par les normes de marché, même quand on veut casser les codes ? N’y a-t-il finalement pas d’échappatoire à la realpolitik des salaires ?

En vérité, la notion d’équité n’est pas absolue. Cette nouvelle ère de la transparence impose à chaque entreprise de trouver une forme d’équité qui a du sens pour elle. La première étape est de construire sa propre politique salariale. C’est la seule manière de trouver un point d’équilibre entre l’éthique, la loi du marché et les contraintes de son business. Mais ce processus est un exercice d’honnêteté qui peut prendre du temps. C’est le défi face auquel se retrouvent toutes les entreprises, en opérant sur un marché qui continue de créer de plus en plus d’inégalité, mais avec une population qui demande de plus en plus d’équité. Voici, selon moi, les trois étapes à suivre pour les responsables comp & ben et chefs d’entreprises qui souhaitent se lancer dans ce chantier.

Étape n°1 : travailler sur ses valeurs

Une politique salariale efficace et cohérente ne se crée pas ex nihilo. Elle découle toujours des valeurs d’entreprise. Par valeurs, j’entends ce que chaque entreprise choisit de valoriser d’abord : l’expertise technique ? L’esprit d’équipe et de collaboration ? L’excellence de certains éléments individuels qui sortent clairement du lot ? Ce n’est qu’à partir de ce travail qu’il sera possible de mettre en place une politique juste et cohérente. Par exemple, Danone valorise la loyauté et l’engagement, et choisit d’accorder des augmentations systématiques pour la mobilité interne, même latérale. La société Revolut, quant à elle, récompense de manière disproportionnée ses meilleurs éléments, les « A-players » qui représentent au plus 15 % de leurs effectifs. Netflix, pour sa part, considère tous ses collaborateurs comme des top talents et les rémunère donc bien au-dessus du marché, tout en encourageant le turnover de ceux dont la performance ne se révèlerait pas à la hauteur des attentes.

Étape n°2 : auditer son système de rémunération existant et le confronter à la réalité du marché

Ce n’est que dans un deuxième temps que les chiffres entrent en ligne de compte. Il faut regarder l’existant à la lumière des choix éthiques que l’on a faits. Y a-t-il des incohérences historiques qu’on aura du mal à expliquer publiquement ? Il faut savoir comment les régler en prenant des décisions fortes : augmenter très fortement les collaborateurs sous-payés ou geler les augmentations de ceux surpayés. Par ailleurs, on peut se rendre compte qu’un compromis est inévitable, et l’assumer. Par exemple, même si on croit que tous les collaborateurs qui occupent un même poste devraient toucher le même salaire, on sait qu’il est impossible pour une entreprise internationale de ne pas s’aligner sur le marché local de l’emploi. C’est aussi le moment de se demander où l’on souhaite se positionner par rapport au marché.

Étape n°3 : communiquer clairement sur sa politique salariale

Tout ce travail nécessaire ne devient vraiment efficace que lorsqu’il est communiqué clairement. C’est la boussole des entreprises à l’ère de la transparence : les choix de rémunération doivent être annoncés et expliqués aux salariés, aux candidats et au grand public. Aujourd’hui, les entreprises qui affichent leur politique de rémunération sur la page carrière de leurs sites Internet sont une infime minorité, mais cela devrait changer fortement dans les années à venir.
Dans ce sens, on ne peut qu’admirer la récente initiative de Revolut qui a publié son guide pour booster la performance grâce à la rémunération. Sans forcément être aligné avec leur politique, on peut en admirer la cohérence.

Finalement, ne serait-ce pas là le secret qui permettra à chaque entreprise de traverser ce changement de paradigme et de se distinguer dans cette nouvelle ère ? Une politique salariale bien pensée, cohérente avec ses valeurs et clairement énoncée. Un programme, certes ambitieux mais nécessaire, pour trouver l’alignement entre les valeurs d’entreprise et ce qui est faisable, pouvoir justifier et expliquer clairement cette vision de l’entreprise, et ainsi réussir à onboarder toutes les parties prenantes.

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Article rédigé par Virgile Raingeard et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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