Le pouvoir rend-il psychopathe ?
12 sept. 2022
5min
Rédactrice indépendante.
21 % des patrons auraient des comportements proches de la psychopathie, selon une récente étude de l’Université de Bond, aux États-Unis. La question se pose : a-t-on tendance à tourner « psychopathe » quand on accède au pouvoir ? Ou est-ce l’inverse : ces personnalités, souvent dénuées de remords, accèdent-elles plus facilement à des postes à responsabilités, notamment dans le monde professionnel actuel qui valorise la capacité à se détacher de l’émotionnel ?
Répondre à cette question, c’est d’abord s’arrêter sur la définition du psychopathe, largement galvaudée. Quels sont les symptômes ? Surtout, quelles sont les conséquences d’une telle personnalité sur une équipe ? Aussi, si l’accès au pouvoir rime parfois avec moins de compassion et d’empathie envers les autres, quelle relation établir entre psychopathie et responsabilités ? En s’interrogeant sur leur rapport au pouvoir, les organisations ont probablement un rôle à jouer pour juguler la préemption des postes de direction par ces individus forts et charismatiques, mais délétères pour le collectif. Décryptage et conseils pour, finalement, réfléchir à un autre modèle d’entreprise.
L’inquiétante équation entre psychopathie et pouvoir
Le terme « psychopathe à succès » (« successful psychopath »), qui désigne les gens qui occupent des postes élevés et qui ont des traits psychopathiques, est né après la crise financière de 2008. Selon l’étude énoncée en introduction (Université de Bond), un·e patron·ne sur cinq serait psychopathe (un résultat similaire à ce qu’on trouverait dans le milieu carcéral). L’étude précise également que le taux de chef·fes psychopathes dépend du secteur de métier. Par exemple, 10 % des personnes travaillant dans la finance auraient cette caractéristique. Ces conclusions sur le lien entre psychopathie et pouvoir ne datent pas d’hier. Déjà en 2010, une étude similaire, menée par le psychiatre new-yorkais Paul Babiak, avait eu un large retentissement dans la presse mondiale. Et pour cause, les chiffres étaient éloquents : après avoir fait passer des tests à 203 cadres dirigeant·es, le chercheur avançait que 4 % d’entre eux / elles présentaient des traits caractéristiques d’une structure mentale psychopathe, contre 1 % dans la population générale.
Ils perçoivent les émotions chez les autres pour pouvoir les utiliser à leur fin.
À quoi ressemble un psychopathe d’entreprise ?
« Le terme sur le plan populaire n’a rien à voir avec la vision clinique », explique Sébastien Hof, psychologue spécialiste des sujets du travail. « Il existe des caractéristiques bien précises : antisocial, manque de comportement humain, refus de se conformer à la norme sociale, une tendance à vouloir mentir par profit ou par plaisir, une surestimation de soi et très peu d’empathie. Néanmoins, ils perçoivent les émotions chez les autres pour pouvoir les utiliser à leur fin… souvent démesurée. Ils ont souvent des ambitions fortes et sont égocentriques, charmeurs et superficiels ». Les auteurs de la recherche de 2016 parlent de psychopathes « non criminels » et concluent leur étude ainsi : « Il est important de mieux comprendre la notion de “psychopathe d’entreprise”, car des éléments montrent, d’un côté, qu’ils peuvent exercer une influence toxique sur leurs collègues et subordonnés, ou peuvent s’engager dans des activités illégales et non éthiques ; mais que, d’un autre côté, d’autres recherches montrent qu’un haut niveau de traits psychopathiques chez des cadres dirigeants peut aller avec un haut niveau de satisfaction chez leurs subordonnés ».
Pouvoir hiérarchique : un aimant à psychopathes ?
Les psychopathes peuvent apparaître comme des candidats parfaits pour les postes de direction, écrivait la journaliste Sherree Decovny pour le magazine de l’institut Chartered Financial Analyst, « montrant en abondance charme, charisme, intelligence, une capacité sans pareille à mentir (…) et à la manipulation ». Dans cette optique, le pouvoir ne rendrait pas forcément psychopathe. En revanche, certains profils de personnes sont attirés par le pouvoir et y accèdent plus facilement. Pourquoi ? « C’est un véritable moteur pour ces profils qui ont plutôt des valeurs orientées vers la réussite et la domination de l’autre. En effet, le manque d’empathie leur permet de monter plus facilement car ils n’ont pas peur. Or, c’est généralement l’émotion principale qui bloque l’ascension des managers. Les psychopathes, eux, ne s’embarrassent pas d’émotions désagréables (tristesse, peur…) », souligne Laurence Bagot Ligouzat, CEO et fondatrice du cabinet Moving Up, et coach en management. Ainsi, lors des entretiens de recrutement, les psychopathes parviennent plus facilement à charmer car ils / elles détectent les attentes des autres. « Ils ont cette capacité à enjoliver les choses pour être retenus. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’ils soient pris à des postes ou dans des secteurs où vouloir l’ascendant sur les autres est perçu comme valorisant », souligne Sébastien Hof. Le sujet est aussi celui de la culture d’entreprise : quelles sont les valeurs et les rôles modèles qui sont mis en avant ?
Comment faire évoluer sa culture quand l'entreprise grandit ?
Pour être forte, une culture doit être flexible.
Les postes à responsabilités : un accélérateur des comportements psychopathes ?
D’après un article de The conversation, « plusieurs études montrent que quiconque fait l’expérience du pouvoir adopte un état d’esprit particulier qui pourrait favoriser des comportements plus autocentrés et moins civils ». Une expérience menée par Adam Galinsky et ses collègues à l’université Columbia a montré que les personnes à qui on insufflait l’idée qu’elles disposaient de plus de pouvoir avaient davantage de difficultés à se mettre à la place d’autrui et à adopter un autre point de vue. Une étude a également prouvé que celles chez lesquelles on avait temporairement induit un état d’esprit de pouvoir avaient des capacités de reconnaissance et de compréhension des émotions inférieures. D’un point de vue plus empirique, Laurence Bagot Ligouzat a pu observer que le pouvoir nourrit la soif de domination des personnes avec des traits de psychopathie : « Le pouvoir renforce et alimente le besoin de domination, la confiance en eux et leur égo… L’un et l’autre s’alimentent ». Sébastien Hof corrobore : « Ces personnes créent d’ailleurs souvent le chaos au sein des équipes afin de continuer à gravir les échelons. Le fait d’être manager ou dirigeant ne génère pas des formes de psychopathie mais le fait d’avoir du pouvoir peut les exacerber ». La relation de cause à effet entre pouvoir et psychopathie reste donc ambiguë. Néanmoins, comment limiter l’accès au pouvoir à ce type de personnalité et réduire leur impact sur le collectif ?
Psychopathe aux manettes : le kit de survie
Apprendre à se protéger
Sébastien Hof insiste sur le fait qu’il faut gérer au maximum ses émotions. Pourquoi ? « Ils utilisent les émotions des autres pour atteindre leur objectif. Il faut donc garder le contrôle : ne pas être intimidé ». Autre bouclier utile : éviter de tomber dans les pièges de leurs mensonges et mettre de la distance. Le télétravail est un moyen efficace de s’éloigner de ces personnalités délétères : « Le confinement a été bénéfique pour beaucoup de salariés sous l’emprise de psychopathes ou autres managers toxiques ». Puis, il est aussi important de rééquilibrer la relation : « Pointer ce qui ne fonctionne pas chez eux en mettant en évidence leurs défauts est une manière d’éviter le rapport de domination ».
Les détecter, les coacher… ou s’en séparer
« Le coaching ne sert à rien quand on est sur des cas de comportements extrêmes ou dangereux pour l’entreprise. Le volet médical doit prendre le pas ou il faut se séparer de la personne », explique Laurence Bagot Ligouzat. En revanche, si celle-ci est volontaire et capable de se remettre en question, le processus d’accompagnement se présente comme un levier de transformation individuel pertinent. « Il est impossible de l’imposer : soit la personne va accepter de le faire pour faire plaisir, soit pour continuer à progresser dans la hiérarchie. Dans les deux cas de figure, le changement est vain ».
Le haut de la pyramide est toujours responsable du système, des codes et des règles qui le régissent.
Opérer une transformation (profonde) de sa culture d’entreprise
Il s’agit de promouvoir des valeurs moins associées à la réussite et à la progression individuelles. Pour cela, les leaders doivent les incarner en étant des rôles modèles. « Les mentalités évoluent en termes de leadership : on entend davantage parler du leader empathique. Les générations qui arrivent sont d’ailleurs plus sensibles aux soft skills », souligne Laurence Bagot Ligouzat.
Si une approche alternative du pouvoir émerge, dans les faits, nous ne sommes qu’au début d’une véritable bascule organisationnelle. Comment accélérer le processus ? « Le haut de la pyramide est toujours responsable du système, des codes et des règles qui le régissent. Il faut des dirigeants qui incarnent de nouvelles valeurs. Certaines entreprises instaurent, depuis quelques années, un système de coaching ou de mentoring interne qui garantit leur respect et diffusion ».
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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