Entre profit et engagements : les défis de l’activisme des entreprises
29 avr. 2024
10min
Les leaders se retrouvent dans un équilibre précaire entre profit et responsabilité sociale, à l’heure où l’activisme des entreprises prend de l’ampleur. Notre experte Alison Taylor explore cette dichotomie dans "Higher ground". Interview.
Les CEO, leaders et autres cadres à haute responsabilité se trouvent dans une position bien délicate… Le public attend de plus en plus des entreprises qu’elles suivent une ligne de conduite exemplaire et soient dirigées avec des valeurs éthiques et responsables. Alors que bon nombre de dirigeants ont proclamé la mort du modèle centré sur l’actionnaire et promis un autre paradigme, les préoccupations autrefois claires concernant l’environnement et la diversité se sont rapidement étendues à un éventail plus large de questions litigieuses en matière de justice sociale. Les entreprises sont désormais confrontées à un dilemme : comment naviguer au mieux entre la poursuite du profit et la recherche d’une raison d’être, alors que les voix des activistes des entreprises font de plus en plus de bruit ?
Dans son livre Higher Ground : How Business can do the Right Thing in a Turbulent World, Alison Taylor, professeure d’éthique à la NYU Stern School of Business et experte du Lab, propose une marche à suivre habile pour sortir de cet impossible « tout en même temps ». Après deux décennies de conseil auprès de multinationales, Alison Taylor a mené plus de 200 entretiens avec des cadres, militants et universitaires afin d’écrire cet ouvrage. Elle y élabore une stratégie interne et externe cohérente pour les entreprises, afin d’agir de manière responsable face à des attentes contradictoires et à une méfiance toujours plus grande de la part de la société civile, sur laquelle elle revient pour nous…
Pourquoi votre livre s’intitule-t-il Higher Ground ?
Alison Taylor – L’argument principal du livre est que nous sommes pris au piège dans une confusion totale sur ce que signifie « être une bonne entreprise ». Mon objectif est d’élever le débat et, je l’espère, d’apporter un peu de clarté et de cohérence aux arguments. Par ailleurs, Higher Ground est le titre d’une chanson de Stevie Wonder parue sur son album Innervisions, l’année de ma naissance. C’est devenu le fil rouge du livre !
Aujourd’hui, les entreprises doivent tenir de nobles promesses sociales et politiques tout en réalisant des bénéfices. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette double mission en apparence contradictoire ?
L’histoire de l’essor du « capitalisme partenaire » peut être racontée de différentes manières. Ma version, que j’expose dans le premier chapitre du livre, se concentre sur trois mégatendances primordiales qui ont propulsé ce changement. En voici les grandes lignes : entre 2018 et 2019, un groupe d’investisseurs et de PDG très puissants et principalement américains ont proclamé que le modèle centré sur l’actionnaire (de l’économiste américain Milton Friedman, ndlr) était mort, et que nous étions maintenant entrés dans une nouvelle ère du capitalisme partenaire. En janvier 2018, Larry Fink, directeur général de BlackRock, a été le premier à remettre en question Friedman. Suivi 18 mois plus tard par la Business Roundtable (un groupe de pression à but non lucratif composé de PDG, ndlr) qui proposera une « mission » plus large pour les entreprises, au-delà de la simple maximisation des profits.
Mon point de vue – qui a été confirmé par les recherches de Lucian Bebchuk et Roberto Tallarita – est que ces grandes promesses ont été faites pour des raisons marketing. Compte tenu du contexte politique de l’époque, il était tout à fait logique pour des hauts responsables comme Jamie Dimon (PDG de JP Morgan Chase) et Jeff Bezos (fondateur d’Amazon) de considérer cela comme une opportunité potentiellement lucrative. Donald Trump venait d’être élu et s’était retiré de l’Accord de Paris sur le climat. D’un point de vue commercial, il semblait stratégique de se prononcer en faveur du climat, surtout face à l’énorme pression publique exercée par les jeunes – ou, plus exactement, par les jeunes consommateurs. Lorsque M. Trump a commencé à parler d’immigration, il s’agissait à nouveau d’un sujet clivant dont les chefs d’entreprise pouvaient tirer profit. Je pense donc que les PDG ont été attirés par ces questions sociales et politiques et, ayant un ego démesuré, certains ont commencé à se considérer comme des politiciens, les nouveaux hommes d’État qui sauveraient le monde.
Le problème est qu’une fois que vous avez prétendu vous soucier de toutes les parties prenantes et pas seulement des actionnaires, vous avez ouvert la fenêtre d’Overton : un espace inédit de négociation qui n’existait pas avant. Ces sujets qui semblaient tout à fait clairs sous Trump – le mépris du climat, les meurtres racistes commis par la police et la construction de murs – ont ouvert la porte à une multitude de questions controversées. Les leaders parlent désormais de Gaza et de la Chine, de l’identité sexuelle et de l’avortement. Et tout cela est bien moins commode.
Comment tout ce contexte atteint les jeunes qui arrivent sur le marché du travail ?
Les jeunes ne se souviennent pas de l’époque où les entreprises ne prenaient pas position sur les questions politiques et sociales. Ce qui signifie que c’est devenu une nouvelle réalité. Ce que j’entends en classe, c’est que les étudiants ont l’impression qu’il n’y a pas de voie politique qui leur donne du pouvoir. Ils n’ont pas le sentiment d’avoir un impact. Ils estiment qu’il y a peu d’intérêt à faire la queue pour voter dans un système où leur bulletin ne comptera pas. L’activisme des entreprises joue donc un rôle de parti politique de substitution. Après tout, les dirigeants d’entreprise sont plus susceptibles de réagir que les politiques. Mais comme je l’ai souligné dans des interviews précédentes, élever les entreprises au rang de figures politiques et sociales est problématique. Simplement parce que les entreprises ne sont pas, en fait, des démocraties ou des gouvernements. Il n’y a pas de mécanisme pour assurer une représentation appropriée. Je pense que les gens commencent enfin à comprendre que ce n’était pas une très bonne idée au départ. Mais il est un peu tard. Je détaille ce sujet dans mon livre et dans un article publié dans la Harvard Business Review.
Bien que vous soyez sceptique quant au nouveau statut social des entreprises (plus prestigieux) et à la sincérité des promesses qu’elles font, votre livre n’est pas une invitation à revenir au passé. Il suggère une approche plus réaliste et plus honnête, où les organisations se concentrent sur l’impact direct qu’elles peuvent avoir sur les humains. Est-ce un bon résumé ?
Oui. Je dis essentiellement que les entreprises devraient se préoccuper des problèmes qu’elles peuvent réellement résoudre, en se concentrant sur leur essence et sur l’impact qu’elles ont sur les êtres humains. Walmart et McDonald’s en sont de bons exemples : tout en faisant beaucoup de bruit autour de leurs engagements RSE, ces entreprises paient si mal leurs travailleurs que ces derniers doivent demander des prestations sociales pour compléter leurs salaires – ce qui signifie que les contribuables subventionnent ces entreprises. Traiter leurs employés avec dignité et respect, et leur donner les moyens financiers de choisir comment ils dépensent leur argent et leur temps libre serait un meilleur investissement.
Prenons un exemple plus controversé : l’avortement. Selon les droits de l’homme, il ne faut pas imposer ses valeurs à des personnes qui ne les partagent pas. Cela signifie donc que si vous êtes une entreprise, vous devez fournir des soins de santé reproductive – parce que le droit à la santé est un droit de l’homme – mais vous ne devez pas forcer les employés anti-avortement à utiliser ces soins.
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Les entreprises peuvent-elles s’exprimer de manière constructive sur les questions politiques ?
La direction de l’entreprise doit impliquer les employés dans les décisions d’ordre éthique et de développement durable, de façon à fixer ensemble des objectifs réalistes. Ma première recommandation serait donc un exercice de consultation assez intensif où les employés réfléchiraient aux problèmes que l’organisation peut résoudre et à ceux qu’elle ne peut pas résoudre. Cela permettrait de les responsabiliser et de les sensibiliser à la fois à ce qu’il est possible de faire et aux compromis malheureusement inévitables.
Ensuite, il est impératif de joindre le geste à la parole. Une entreprise devrait pouvoir dire quand elle préfère s’abstenir à propos de certaines questions, simplement parce qu’elle ne pense pas pouvoir influer de manière significative sur la situation. Mais, souvent, le problème est plutôt de dire une chose et d’en faire une autre avec l’argent des campagnes de financement et du lobbying. En revanche, s’il s’agit d’une question liée à l’identité sociale, à la culture ou aux droits des travailleurs, les dirigeants ne peuvent pas se défausser et dire « Cela n’a rien à voir avec moi ! ». Parce que vous employez des êtres humains, cela vous concerne. L’inclusion doit donc être au centre des préoccupations. Mais cela signifie aussi qu’il faut favoriser l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, et l’autonomie des individus. En d’autres termes, les dirigeants doivent être clairs sur le fait que ce n’est pas à eux de représenter les salariés sur le plan politique, car ceux-ci doivent être libres de leurs opinions. Bien sûr, vous ne pouvez pas débiter des propos racistes sur Twitter mais, si vous voulez être, disons, un sataniste pendant votre temps libre, vous devriez pouvoir le faire tout en continuant à travailler. C’est un point que j’ai déjà soulevé, mais qui mérite d’être répété : si vous vous donnez à fond au travail, ce n’est qu’une question de temps avant que les RH ne s’installent chez vous.
Cela fait presque deux décennies que nous vivons avec Twitter/X et Facebook, et avec la virulence quasi hypnotique de ces échanges en ligne. Mais vous semblez espérer que les entreprises puissent, dans une certaine mesure, se protéger contre l’instrumentalisation des médias sociaux en étant plus honnêtes.
Je pense qu’il faut faire preuve de plus de retenue et ne pas faire de promesses intenables, mais également ne pas céder à la panique. L’une des conséquences du climat en ligne que vous décrivez est que la foule passe à un autre sujet au bout de cinq minutes. Prenons l’exemple de certains faux pas récents, comme ceux de Bud Light ou de Target. Il s’agissait de maladresses non provoquées et Bud Light, en particulier, a aggravé la situation par sa réaction. Ce que je constate, c’est que la gestion des médias sociaux naît trop souvent d’une réaction excessive et névrotique face à la critique. Lorsqu’ils répondent à celle-ci, je pense que les CEO ont généralement le service communication dans une oreille, et les avocats dans l’autre. Le résultat est une réponse légaliste et scénarisée que tout le monde déteste. Le témoignage au Congrès de Claudine Gay (alors présidente de Harvard) en est une bonne illustration : la crainte d’une atteinte à la réputation et de poursuites judiciaires a abouti à un discours robotique et inhumain qui, une fois de plus, n’a fait qu’empirer les choses.
De nombreux dirigeants politiques, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, ont trouvé leur public en rejetant les idéaux de justice sociale qui dominent. Parfois même, un comportement manifestement sans scrupules est perçu à tort par les électeurs comme de la force ou de l’authenticité. Est-il possible pour les entreprises d’adopter une approche similaire ?
Tout d’abord, il existe déjà des entreprises qui utilisent une démarche semblable. Coinbase, Tesla et Twitter incarnent bien ce modèle où le message est essentiellement centré sur la mission ; il s’agit de maximiser la valeur actionnariale, vous y adhérez ou non. Et je pense que c’est très bien, même si cette idée peut déplaire aux jeunes. Mais indépendamment de l’aspect communication, nous devons nous rappeler – comme l’a fait remarquer Matt Levine, chroniqueur à Bloomberg – que la maximisation du profit reste le cadre dominant. La différence aujourd’hui, c’est que l’approche Friedman s’accompagne d’une rhétorique peu convaincante.
Vous avez mentionné dans une autre interview que le chapitre sur la transparence a été le plus difficile à écrire. Comment l’expliquez-vous ?
La transparence a une portée culturelle complexe. L’aspect de la surveillance soulève des questions sur le contrôle par rapport à la liberté d’action. Et puis, il y a l’idée de la divulgation, de la réputation, de la marque employeur… De quelle façon les parties prenantes externes et les investisseurs vont-ils évaluer votre entreprise, etc. Il s’agit donc d’un point charnière du livre et sans doute du chapitre le plus tabou. En effet, tout le monde, du moins sur mes réseaux sociaux, semble s’être mis d’accord sur le fait que la transparence est la solution miracle à tous les maux des entreprises et la voie idéale vers la responsabilité. Mais je pense que c’est plus compliqué que cela.
Je ne peux pas parler au nom des experts, mais en tant que consommateur, je ne vois pas comment une plus grande transparence des entreprises pourrait influencer de manière significative les décisions que je prends au quotidien…
Tout à fait. Nous surestimons la marge d’action de n’importe quelle partie prenante, même d’un investisseur, et sans parler de vous et moi au supermarché, qui essayons de savoir quel café nous devons acheter. Nous demandons quelque part à ce que les entreprises divulguent des informations sans retenue et affirmons que les parties prenantes feront davantage confiance. Mais ce n’est pas vrai. Nous attendons également des entreprises qu’elles ne recourent pas à la tromperie ou à l’exagération pour gonfler leurs notes ESG aux yeux des investisseurs, ce qui est illusoire. Pour être clair, je ne dis pas que la transparence est une mauvaise chose, mais simplement que les informations fournies par les entreprises sont très complexes et que, dans l’ensemble, elles ont rarement l’effet escompté. Le Congrès américain a tout rendu beaucoup plus transparent à partir des années 1970, et le résultat est que personne ne peut opérer au-delà des clivages politiques car les politiciens sont trop occupés à faire de l’esbroufe pour influer sur l’opinion publique.
Au cours des cinq dernières années, les conversations sur le rôle des entreprises ont souvent débouché sur une lecture polarisée. D’un côté, on accepte le rôle de sauveur social des entreprises et de l’autre, on doute de la capacité de ce monde à faire le bien. Pensez-vous que ce mouvement de balancier a commencé à se stabiliser et que les gens sont de plus en plus ouverts à une vision plus équilibrée ou plus nuancée ?
Si mon livre fonctionne, ce sera sa contribution. Mais je pense aussi que les tendances dont nous avons parlé par le passé – la façon dont les jeunes perçoivent le leadership et leur désir d’avoir un impact et une influence – ne font que commencer. En même temps, les hauts dirigeants semblent épuisés et se rendent compte qu’ils ont eu les yeux plus gros que le ventre. Les attentes sont trop élevées et trop nombreuses, et il est urgent de faire marche arrière. C’est pourquoi j’insiste sur la nécessité de consulter les employés pour fixer des objectifs plus réalistes et réalisables. Je suis convaincue que nous assisterons à une correction des promesses démesurées des entreprises, notamment à cause des controverses autour du greenwashing et whitewashing.
Votre livre propose une sorte de voie médiane pour la conduite des entreprises. Mais ce ne sont pas toujours des lieux confortables. Êtes-vous inquiète de la façon dont vos arguments seront reçus ?
Si j’ai bien compris, tout le monde sera en colère ! Je dis cela parce que je ne prétends pas avoir toutes les réponses, mais je crois fermement que nous devons poser de meilleures questions. J’espère donc que les lecteurs voudront débattre avec moi et me dire que j’ai tort. Ce débat nous permettra de trouver de meilleures idées.
Article écrit par Carl Karlsson, traduit par Zoé Picoche, photo : Bess Adler pour WTTJ
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