“La société du peloton” : pourquoi l’entreprise ressemble au cyclisme

12 janv. 2022

8min

“La société du peloton” : pourquoi l’entreprise ressemble au cyclisme
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Caroline Douteau

Journaliste

Esprit de corps mais concurrences inter-personnelles, leaders versus suiveurs, bataille contre la précarité… Et si le monde de l’entreprise n’avait rien à envier au microcosme du cyclisme professionnel ? C’est en tout cas ce que soutient le “Vélosophe” Guillaume Martin, dans son 2ème ouvrage “La société du peloton, philosophie de l’individu dans le groupe” (Ed. Grasset).
Rencontre éclairée avec un champion du cyclisme (8ème du classement général du Tour de France 2021), diplômé d’un Master en philosophie.

Cycliste pro et auteur, étonnante double casquette ! À vous lire, on a l’impression que ça vient naturellement en pédalant… Comment est-ce arrivé ?

Il n’y a pas eu d’événement particulier. C’est venu petit à petit. On n’appelle pas tous ça “philosopher”, mais tous les coureurs sont dans l’action et prennent à un moment de la distance par rapport à cette action. Je ne suis pas vraiment un OVNI : les questions que je pose dans mes livres, nous nous posons les mêmes au sein de l’équipe. Les références et les mots savants, je les dois à mes études de philo. Je dis toujours que les enfants sont les plus grands philosophes, car ils se posent des questions essentielles sans avoir jamais étudié les grands auteurs !

Votre premier livre, “Socrate à vélo”, était une fantaisie philosophique dans laquelle les grandes figures de la philosophie pédalaient à vos côtés. Avec “La société du peloton”, vous vous interrogez bien plus sérieusement sur le cyclisme, et plus largement sur le sport, comme loupe de la société et du monde de l’entreprise. Pourquoi un tel changement de ton ?

C’est vraiment avec l’apparition des enjeux du changement climatique que je suis devenu plus grave. Et j’avais envie d’un livre de philosophie plus personnel. Au départ, je n’envisageais même pas de le rattacher au cyclisme, par crainte d’effrayer les lecteurs qui ne s’intéressent pas au vélo. C’était un challenge d’être facile d’accès. Mais le cyclisme, c’est 95% de ma vie, difficile d’y échapper.

Vous commencez votre réflexion en citant l’oxymore kantienne “insociable sociabilité”. Le cycliste professionnel serait sa parfaite illustration : un sportif porté par de puissantes pulsions d’affirmation de soi, et qui pourtant doit collaborer avec son équipe…

Oui en tant que leader d’équipe j’ai besoin de co-équipiers. Je leur demande de sacrifier leurs chances personnelles pour m’aider à gagner. Ça m’interroge car je sais qu’il n’y aura pas forcément de retour sur investissement : je ne décide pas personnellement des primes ou des renouvellements de leurs contrats ! J’ai pensé à cette théorie de Kant après un événement bien particulier. C’était un moment dans une échappée avec des adversaires : il fallait qu’on collabore pour résister au retour du peloton, on ne l’a pas fait, et on a tout perdu. J’ai commencé à écrire le soir même !

« En cyclisme comme dans beaucoup d’entreprises le problème est le même : le manque de communication en interne. C’est le sujet qui revient sans cesse sur la table ! »

C’est ce tiraillement entre l’individu et le groupe qui vous passionne. Que révèle-t-il du cyclisme ? Et de la société plus globalement ?

C’est plutôt le cyclisme qui révèle quelque chose de la nature humaine : nous sommes des êtres égoïstes et solitaires, mais qui ne peuvent rien faire sans le collectif. Je pense à un récent édito du journal Libération qui expliquait que l’égoïsme borné des pays riches en termes de vaccins contre le Covid est une erreur de calcul. En effet, partager nos doses de vaccins avec les pays les plus pauvres aurait permis de contenir davantage le virus.

Très rapidement, vous appliquez votre grille de lecture au monde professionnel. Quelles similitudes voyez-vous entre un peloton et une entreprise ?

Au départ du Tour du France, il y a vingt-deux équipes qui sont autant d’entreprises. Chez Cofidis, mon équipe, on est trente-et-un coureurs, une équipe féminine, une équipe handisport, des kinés, des mécanos… En tout, au moins une centaine de personnes. Et on est placé dans une situation concurrentielle. Le but est de gagner la course, comme dans notre société capitaliste ! Au sein même des équipes, il y a des rapports hiérarchiques entre les coureurs, les managers et les directeurs sportifs. Et tous les acteurs du marché n’ont pas la même taille, ni les mêmes budgets. Et en cyclisme comme dans beaucoup d’entreprises le problème est le même : le manque de communication en interne. C’est le sujet qui revient sans cesse sur la table !

Vous êtes cycliste, n’est-ce pas difficile de tenter une telle analyse alors que vous ne vivez pas la vie de bureau ?

C’est sûr, en tant que cycliste nous n’avons pas d’horaires : on mange, on dort, on vit en fonction de l’entraînement du lendemain. Ça occupe l’esprit 24h sur 24. La seule chose qui peut ressembler à une vie de bureau, c’est le débrief de l’entraînement, l’analyse du parcours, des moments que j’aime parce qu’on rentre dans la pure stratégie ! Je ne suis pas non plus complètement coupé de la réalité du travail plus “classique”, grâce à ma compagne, qui est bibliothécaire. Ce qu’elle me raconte de son métier a aussi servi à ma réflexion pour ce livre.

Parmi les coureurs dans le peloton, vous expliquez qu’il y a “ceux qui filochent”, et “ceux qui sacochent”… Qu’est-ce que cela signifie ? Retrouve-t-on les mêmes profils au travail ?

“Filocher” c’est se planquer dans les roues des autres cyclistes, profiter au maximum du groupe pour son intérêt personnel, sans scrupules. On en connaît tous. Les profiteurs pour qui la fin justifie les moyens… À l’inverse, celui qui “sacoche” attaque à tout-va, parfois inutilement, mais avec panache, considérant que la manière l’emporte sur le résultat. Il est le perdant magnifique. C’est très français ! Dans l’entreprise, c’est celui qui se dévoue quitte à s’oublier lui-même. Ma tendance naturelle ? Ce serait plutôt à “sacocher”, mais je me soigne.

Dans votre entreprise de décorticage du peloton, vous revenez sur le “champion”, la star, qui réussit grâce à son équipe mais surtout, vous insistez bien là-dessus, grâce à son “génie” ! Etes-vous admiratif de cette position de champion ? Quel est votre modèle ?

Je suis admiratif des champions car ils unissent l’individuel et le collectif. À la différence du tyran qui unit par la contrainte, le champion le fait grâce à son aura. Il ne considère par sa position comme un dû, et remet sa victoire en jeu, dans une forme d’humilité. Le champion sportif est le champion par excellence parce que le sport n’est qu’un jeu qui reste superficiel. Anquetil (Jacques Anquetil, coureur français ayant remporté plusieurs fois le Tour de France, ndlr) était de ceux-là. Mon père me racontait ses exploits quand j’étais enfant. Il me faisait rêver.

« Vous allez trouver ça bizarre, mais je me dis que c’est mon métier de gagner »

Vous rêviez de devenir un champion ?

J’avais une quête de la perfection, et ça a commencé par le foot. Je dribblais pendant des heures. Puis ensuite en vélo. Quand j’y pense, sans doute avec la volonté de me rapprocher de cette figure du champion, oui.

Dans l’ombre des champions, il y a ceux qu’on appelle “les équipiers”, qui ont aidé à la victoire et sont bien souvent les oubliés de la course. On a l’impression que ces injustices vous font bouillir intérieurement !

Tous les ans, des coureurs sont laissés sur le carreau. En tant que leader, j’ai une responsabilité, une dette à leur égard. En même temps, je suis lucide et je ne peux pas toujours changer les choses. Déjà, passons par les mots. Leur dire “merci” et les valoriser en tant que “co-équipiers”, est très important. C’est aussi ce qu’attendent souvent les salariés dans l’entreprise… Certains attendent d’ailleurs longtemps un « merci » ! Je ne vous cache pas que ce n’est pas facile car le cyclisme a un fonctionnement très vertical. On peut être vite infantilisé, alors qu’on a envie de peser sur les décisions de course !

« Ce que j’appelle la “sagesse du leader” c’est de s’adapter au contexte et aux personnalités »

En tant que leader de votre équipe, quelles leçons en avez-vous tirées ? Mieux vaut-il se montrer directif ou s’effacer et faire confiance aux individus ?

Je me garde bien de présenter un livre de recettes. Dans le cyclisme, comme dans toute entreprise, l’écoute et le respect sont primordiaux, mais il y a de nombreuses façons de l’être. Ce que j’appelle la “sagesse du leader” c’est s’adapter au contexte et aux personnalités. C’est l’enseignement d’Aristote quand il parle de “sagesse pratique”: il ne faut pas vouloir plaquer une grille sur une situation mais partir de la situation pour prendre ses décisions.

Tout au long du livre vous dénoncez l’hypocrisie du sport moderne qui prône l’égalité tout en imposant de triompher. Quand on gagne, on écrase forcément l’autre… Vous en arrangez-vous au quotidien et dans la course ?

C’est assez évident, la réalité l’emporte. Mais nos victoires ne sont pas ce qui nous définit. Amateur, j’avais une joie extrême à passer la ligne d’arrivée. J’étais sur un petit nuage pendant des jours et des jours. Maintenant, c’est presque normal. Vous me verrez peu sourire sur les photos à l’arrivée. Vous allez trouver ça bizarre, mais je me dis que c’est mon métier de gagner. Et non, ce n’est pas une question de routine… Je ne gagne pas assez souvent pour ça !

Le CIO 2021 a ajouté à la devise olympique “Plus vite, plus haut, plus fort”, l’adverbe “ensemble”. On dirait que ça vous fait bondir, pourquoi ?

À partir du moment où on admet que le sport n’est qu’un jeu, je ne vois pas pourquoi y ajouter des valeurs morales qui vont à l’encontre même de l’essence du sport : gagner. La fonction du sport est de déverser dans une forme de sublimation nos pulsions d’écrasement de l’autre. Mais on voudrait nous faire croire au groupe. C’est totalement malhonnête !

Vous écrivez qu’on retrouve ce dilemme dans l’entreprise capitaliste… C’est assez angoissant présenté ainsi. Comment s’en sortir ?

Oui, les grands mots qu’on utilise parlent d’eux-mêmes : « together », « one team »… C’est tout aussi infantilisant et agaçant. Mais c’est un mouvement général.

Vous vivez un métier passion, ce qui est rare… Mais vous avouez parfois douter en constatant la vacuité du cyclisme. Pédaler, ça sert à quoi ?

À rien, mais j’ai pris mon parti de cette vacuité. J’arrive consciemment à mettre du sens dans le cyclisme alors qu’il n’y en a pas. Je pourrais vivre sans faire du vélo, ou sans écrire. Mon seul besoin, c’est l’activité physique en plein air.

Vous n’êtes pas le seul à vous interroger sur l’utilité de votre métier ! Comment trouver du sens à ce qu’on fait ?

Reconnaître qu’il n’y a pas de sens absolu ! Il n’y a pas de sens à la vie sauf celui qu’on veut lui donner. Quand on est dans l’action, on ne se pose pas cette question-là. Voilà toute la valeur de l’action.

Vous résumez le tiraillement vécu par les travailleurs entre la volonté de faire un métier “utile” et de réussir à en vivre par cette formule : “Concilier fin du monde et fin du mois”. Est-ce soluble finalement ?

C’est un luxe de pouvoir se poser cette question. Dans nos pays occidentaux où nous vivons dans un relatif confort, nous pouvons chercher à donner du sens à nos actes. Mais dans des situations de vie critiques, comme peuvent le vivre des millions de personnes dans le monde, nous redeviendrions égoïstes… C’est notre nature ! C’est pour cela par exemple qu’il m’est difficile d’être aussi idéaliste que les jeunes engagés dans la lutte pour le climat. J’ai bien du mal à croire au miracle de la prise de conscience collective contre le réchauffement climatique.

Il faut croire qu’il vous reste malgré tout une once d’optimisme puisque dans ce livre vous prônez la “resolidarisation”. Qu’est-ce que c’est ?

C’est un chemin que je suggère… Dans le cyclisme, cela consisterait à porter un regard neuf sur les tactiques habituelles, se défaire des algorithmes qui dictent les règles pour renouer avec l’essence même du sport, c’est-à-dire la confrontation. Mais à condition d’y intégrer une dose de confiance naturelle ! Pareil dans le monde du travail. Il ne faut pas chercher à tout maîtriser en commandant d’en haut, au risque d’étouffer l’individu. Mais au contraire de lâcher prise, admettre que de l’originalité peut naître le talent, le “champion”. On gagnerait en authenticité.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ