Soif de pouvoir, égo démesuré... Souffrez-vous du syndrome d'Hubris ?
26 juil. 2022
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Notre experte du Lab Laetitia Vitaud nous parle du syndrome d’Hubris, une pathologie liée à l’exercice du pouvoir qui concerne aussi bien les présidents des pays que les managers en entreprise. Découvrez comment il peut affecter votre manière de travailler, recruter, manager… et apprenez à vous en défaire.
La culture populaire montre souvent des gens puissants corrompus et odieux, comme récemment l’excellente série Succession, qui met en scène une famille dysfonctionnelle qui se bat pour le contrôle d’un conglomérat de médias où chacun en veut plus : plus d’argent, plus de pouvoir, au mépris des gens et de la décence. Non, tous les puissants ne sont pas des monstres, mais il y a bien un lien entre le pouvoir, l’absence d’empathie et la perte du sens des réalités.
Ce lien, c’est l’hubris, qui provoque un excès de confiance en soi, de l’arrogance et un mépris pour les limites ou les conseils des autres. Lorsqu’une personne acquiert du pouvoir, qu’il s’agisse de pouvoir politique, économique, social ou autre, elle peut développer un sentiment de supériorité et d’invulnérabilité. Cela peut l’amener à ignorer les besoins et les perspectives de ceux qui l’entourent, renforçant ainsi le sens de sa propre importance et contribuant à un manque d’empathie envers les autres.
Coupée des réalités de la vie quotidienne et entourée d’individus qui lui disent ce qu’elle veut entendre, la personne en position de pouvoir peut perdre le contact avec la réalité, ce qui peut entraîner des décisions irrationnelles, des politiques inefficaces et un manque de compréhension des défis et des besoins réels auxquels sont confrontés les salariés.
L’hubris ou la sagesse des Grecs anciens
Quiconque a un jour été baigné dans les récits de la mythologie grecque le sait : l’hubris, c’est ce qui vous vaut la colère des dieux. Traduit le plus souvent par « démesure », l’hubris est une ambition personnelle trop forte, une soif de pouvoir inextinguible, mais aussi le vertige que provoque le succès que l’on rencontre dans la recherche du pouvoir.
L’histoire d’Icare relate le destin tragique d’un jeune homme et de son père, Dédale, qui étaient emprisonnés sur l’île de Crète. Pour échapper à leur captivité, Dédale a fabriqué des ailes avec des plumes collées ensemble à l’aide de cire. Avant de s’envoler, il a averti son fils Icare de ne pas s’approcher trop près du soleil, car la cire pourrait fondre. Mais Icare, ivre du pouvoir de voler, a désobéi à cet avertissement et s’est approché trop près du soleil. La cire a fondu, et il est tombé dans la mer où il s’est noyé. Cela a donné naissance à l’expression « voler trop près du soleil », qui décrit un excès de confiance ou d’ambition.
Chez les Grecs anciens, il y avait une morale de la mesure, la modération et la sobriété : il fallait savoir rester conscient de sa place dans l’univers (et de sa mortalité face aux dieux immortels). Dans cette démesure, se trouve aussi l’ambition d’accomplir des grandes choses et la vocation artistique que l’on sait valoriser aujourd’hui. Mais ce que l’on déplore, ce sont les conséquences (in)humaines de cet orgueil. Dans une équipe, le syndrome d’hubris peut faire des ravages.
Les Grecs anciens comprenaient bien la nature humaine. Ce n’est pas pour rien que la psychologie et la psychanalyse puisent abondamment dans la mythologie pour décrire nos traits, travers et passions. Narcisse, Œdipe et Cassandre n’ont pas fini de nous inspirer ! Dans le monde de l’entreprise, ces concepts éclairent des comportements et des dynamiques, et offrent un cadre d’analyse précieux.
Qu’est-ce que « l’ivresse du pouvoir » ?
L’expression est utilisée pour décrire le phénomène où les individus en position de pouvoir éprouvent une sensation d’excitation et de grande satisfaction qui peut les amener à agir de manière irresponsable. Parmi les facteurs pouvant y contribuer, il y a la gratification de l’ego (qui procure auto-satisfaction et sentiment d’invulnérabilité), l’absence de contraintes, l’entourage qui vous flatte sans cesse et vous dit ce que vous avez envie d’entendre.
L’ivresse du pouvoir partage des similitudes avec l’effet euphorisant de certaines drogues, bien qu’elle soit le résultat de facteurs psychologiques et sociaux plutôt que de l’injection de substances. Il peut paraître abusif de parler du pouvoir comme d’une « drogue », mais il y a bien ici des mécanismes cérébraux et hormonaux qui sont à l’œuvre.
En effet, le sentiment de pouvoir est intimement lié au système de récompense, un réseau de structures cérébrales qui jouent un rôle central dans la régulation des comportements liés à la motivation et à la gratification. Il est principalement composé du noyau accumbens, du cortex préfrontal, du système dopaminergique, de l’hippocampe et de l’amygdale. Lorsqu’une personne reçoit une récompense ou anticipe une récompense, le système de récompense est activé. Ce processus est associé à la libération de dopamine, un neurotransmetteur qui génère des sensations de plaisir et de satisfaction.
Le système de récompense est essentiel pour motiver les individus à rechercher des récompenses et à apprendre à associer certaines actions ou expériences à des résultats positifs. Comme avec les drogues, il peut y avoir des dysfonctionnements dans ce système et des troubles tels que la dépendance et la dépression.
Y a-t-il un lien entre le syndrome d’hubris et le manque d’empathie de certains patrons ?
Comme dans l’univers politique, on trouve dans l’entreprise des individus ivres de pouvoir qui oublient le sens des réalités et ne supportent plus la contradiction. L’un des effets de cette ivresse, c’est une perte d’empathie et d’intérêt pour les autres, un narcissisme extrême (encore la mythologie grecque, avec le personnage de Narcisse !), un sentiment d’invincibilité qui peut conduire à prendre des risques inutiles et un sentiment d’impunité qui fait que l’on ne se sent pas concerné par les règles.
Le syndrome d’hubris recoupe en partie la catégorie des pervers narcissiques souvent observée par les salariés. Un ou une entrepreneure dans l’hubris a tendance à voir le monde comme une arène où rechercher sa gloire personnelle. Parmi les signes qui ne trompent pas : une absence totale de curiosité pour les autres, un souci de l’image qui paraît disproportionné, une confiance excessive dans son propre jugement et un rejet de toute critique.
Dans les pires cas, cela mène à la corruption, l’abus de bien social, le vol, le harcèlement sexuel et la maltraitance en général. Dans le monde de la finance, par exemple, on a souvent fait l’expérience du syndrome d’hubris. C’est pour cela qu’il est essentiel de mettre en place des freins et contrepoids pour limiter le pouvoir et le risque que peut prendre une personne !
Bien sûr, il y a des individus plus odieux et égoïstes que d’autres (ceux que Robert Sutton appelle familièrement les « sales cons »). Mais on aurait tort de penser que ce n’est qu’une affaire individuelle. Dans les organisations, une culture, une gouvernance et un système de sanctions adéquats font beaucoup pour limiter le pouvoir de nuisance de certains. À l’inverse, d’autres environnements favorisent les pires comportements : là où on n’empêche pas le conflit d’intérêt, où les normes sociales sont défaillantes (préjugés, discrimination) et où l’absence de sanctions encourage la persistance de comportements problématiques.
Dans certaines entreprises, la culture du silence et l’absence de mesures de responsabilisation fonctionnent comme un blanc-seing tacite pour des comportements toxiques. On a beaucoup parlé de cette culture du silence au moment de #metoo à propos des comportements de harcèlement sexuel : ces agissements ne cesseront pas tant qu’il n’en coûtera rien à ses auteurs.
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Syndrome d’hubris : comment éviter que les salariés payent les pots cassés ?
Dans le domaine des ressources humaines, le syndrome d’hubris a des conséquences désastreuses. Là où les managers sont concernés, cela conduit à une culture toxique où le harcèlement est courant et l’intelligence collective impossible à mettre en œuvre. Ces managers « sales cons » font des dégâts dans les équipes où ils et elles sévissent. On peut y trouver un turnover plus important qu’ailleurs. Le mal-être se dissémine et sabote la motivation et la productivité de l’équipe. Plusieurs dimensions de l’entreprise sont impliquées. Et on peut énumérer 5 remèdes essentiels.
1. Commencez par le recrutement : ne tolérez pas l’arrogance
Le processus de recrutement est une étape cruciale pour prévenir l’arrogance et le syndrome d’hubris au sein d’une organisation. Dans son livre Objectif zéro sale con, Robert Sutton propose des stratégies pour les recruteurs afin de détecter les personnes les plus susceptibles de développer ce syndrome. Deux tests clés peuvent être mis en œuvre pour identifier de tels individus.
Le premier consiste à évaluer l’impact d’un candidat sur les autres membres de l’équipe lors de l’entretien d’embauche. Après l’avoir rencontré, les autres personnes présentes se sentent-elles oppressées, humiliées ou mal à l’aise ? Une réaction négative des membres de l’équipe peut signaler que le candidat ne sera pas un bon élément pour une culture d’entreprise collaborative et respectueuse.
Le deuxième test porte sur la propension du candidat à cibler des personnes qui ont moins de pouvoir. Si ce dernier semble délibérément ignorer ou mépriser ceux qui sont en bas de la hiérarchie (la personne à la réception, celle qui fait le ménage, etc), cela peut indiquer un manque d’empathie et une attitude toxique susceptibles de nuire à la cohésion de l’organisation.
2. Favorisez la diversité et l’inclusion
Là où une catégorie de personnes est archi-dominante et une autre en situation de minorité, il peut y avoir une culture qui valorise l’ambition individuelle plutôt que collective et qui favorise la toxicité managériale. Plus une équipe est mixte, plus on met de chances de son côté.
Lorsque les équipes sont diversifiées, avec des membres issus de différents horizons, sexes, cultures et origines, cela peut apporter des perspectives variées et des idées novatrices. Rien ne garantit que ces personnes travaillent harmonieusement ensemble (pour cela, il faut une culture adéquate), mais au moins y a-t-il un apprentissage de l’altérité. Une équipe diverse a tendance à valoriser aussi la diversité des compétences, des expériences et des opinions, ce qui peut renforcer la capacité de l’organisation à résoudre des problèmes complexes et à innover.
Et puis, être confronté à l’altérité culturelle, cela invite à reconnaître la complexité du monde, à remettre en question ses propres certitudes et à accepter sa propre ignorance. Pourvu qu’on accepte de se confronter à cette altérité, cela peut contribuer à cultiver l’humilité en vous rappelant qu’il existe d’autres points de vue sur ce monde.
3. Développez une culture de l’apprentissage
La culture de l’apprentissage, c’est un ensemble de valeurs et de pratiques qui encouragent les individus et l’organisation toute entière à augmenter les connaissances et les compétences. La posture de l’apprenant est généralement une posture d’humilité (quand j’apprends, c’est que je sais que je ne sais pas). Cette posture reconnaît que l’apprentissage est un processus continu, et qu’il est nécessaire de reconnaître ses limites et ses lacunes pour progresser. On admet alors implicitement que l’on a toujours quelque chose à apprendre des autres.
La culture de l’apprentissage se traduit par plusieurs éléments clés :
- le fait de poser des questions et d’accepter l’erreur (une opportunité d’apprentissage) ;
- le partage des connaissances (via des rituels et des systèmes d’information bien conçus) ;
- la formation et le développement professionnel (ateliers, conférences, formations de toutes sortes) ;
- l’acceptation de la diversité des points de vue (via des rituels et modes de communication qui favorisent l’écoute et le respect) ;
- le leadership par l’exemple : les dirigeants doivent incarner eux-mêmes la posture de l’apprenant.
4. Encouragez l’expression de la vulnérabilité
Dans The Culture Code, Daniel Coyle décrit le principe de la « boucle de vulnérabilité » et explique que c’est l’expression de la vulnérabilité qui engendre la confiance (et non l’inverse) : « La vulnérabilité ne vient pas après la confiance – elle la précède ».
En encourageant l’expression de la vulnérabilité, les leaders peuvent favoriser la création d’un environnement où l’on se sent en sécurité pour être soi-même, pour admettre ses erreurs, poser des questions, et demander de l’aide quand c’est nécessaire. Cela contribue à renforcer la cohésion de l’équipe, à améliorer la communication, et à favoriser l’innovation, car les idées et les problèmes peuvent être discutés ouvertement et de manière constructive.
5. Décentralisez le pouvoir
Le syndrome d’hubris est largement lié à la gouvernance et la distribution du pouvoir dans l’organisation. Plus le pouvoir est centralisé, plus ceux et celles qui l’exercent peuvent en devenir ivres. Les modèles plus horizontaux et décentralisés (comme le modèle coopératif ou l’entreprise libérée) empêchent l’émergence du sentiment de toute puissance.
Lorsque le pouvoir est partagé entre de nombreuses personnes au lieu d’être concentré dans les mains de quelques-unes, chaque individu est davantage responsable de ses actions et de ses décisions… et comprend que ses actions ont un impact sur l’ensemble de l’organisation. De plus, les modèles plus décentralisés encouragent une prise de décision collective, ce qui réduit les risques de décisions impulsives et d’abus de pouvoir.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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