« Arrêtez de considérer que vos salariés se la coulent douce en télétravail »
12 juin 2024
7min
DRH freelance, spécialiste du travail en 100% remote, des équipes multiculturelles et de l’hypercroissance
Qu’il soit plébiscité ou conspué, le télétravail laisse rarement indifférent. Pour notre experte Céline Méchain, il est cependant une idée reçue qui mérite d’être largement démentie à son sujet : il n’est pas l’apanage des fainéants. Qu’on regrette ses conséquences en termes de créativité, d’esprit d’équipe ou encore d’engagement, la question de la productivité des équipes ne mérite pas d’être incessamment remise sur la table. Bien au contraire, il serait même une merveilleuse opportunité pour plus d’efficacité. Démonstration.
Longtemps perçu avec scepticisme, voire mépris, le télétravail a souvent été associé à une forme d’oisiveté. Pour ma part, j’ai eu l’opportunité de travailler en tant que directrice des ressources humaines dans une entreprise pratiquant ce mode d’organisation de façon intensive, bien avant la pandémie. Il m’a alors fallu revoir la façon même d’exercer mon métier : apprendre à gérer des équipes éloignées les unes des autres, communiquer avec des cultures variées, avoir une culture d’entreprise forte et uniforme… J’ai personnellement fait toutes les erreurs possibles avant de comprendre ce qui faisait du télétravail une force : sa flexibilité. À l’époque, les médias auxquels nous avions proposé d’écrire sur le sujet nous boudaient, au prétexte que « nous devions travailler en pyjama ». Bref, ce n’était pas pris au sérieux. Puis, la pandémie de Covid-19 est arrivée, imposant de fait l’implémentation du télétravail sous la contrainte.
Avec plus ou moins d’entrain, les entreprises de toute taille se sont ainsi départies de leur culture présentéiste, opérant du même coup des transformations opérationnelles inédites. Même certains grands groupes ne juraient plus que par le télétravail : Publicis, notamment, se félicitait dans son rapport annuel 2022 que « le télétravail généralisé a permis de montrer que tous les salariés du groupe peuvent travailler efficacement depuis différents lieux », tandis que « le télétravail partiel permet de réduire ces déplacements du quotidien, en permettant également moins de fatigue pour les salariés ». Et les mêmes médias qui nous prenaient auparavant pour des flemmards, nous recontactaient pour connaître nos bonnes pratiques de longue date. Mais, cette période faste n’a été que de courte durée… Aujourd’hui, 55 % des dirigeants seulement seraient convaincus des bénéfices du télétravail, et pour 44 % d’entre eux, celui-ci s’est imposé par la pression des collaborateurs ou pour suivre l’évolution du marché du travail.
Depuis près d’un an, un revirement de tendance s’est opéré. D’abord Outre-Atlantique où des patrons influents comme Sam Altman de ChatGPT, Bob Iger de Disney et Elon Musk de Tesla ont exprimé une franche opposition au télétravail. Lors d’un récent entretien avec la chaîne américaine CNBC, ce dernier est allé jusqu’à le considérer comme « l’une des pires erreurs de l’industrie technologique depuis longtemps, […] qui ne touche pas seulement à une question de productivité, mais qui est moralement répréhensible ». Rien que ça ! Au sein de l’Hexagone aussi, les grands groupes qui faisaient l’éloge du télétravail ont fait machine arrière, Publicis en tête. Autre signe révélateur : la diminution du nombre de postes offrant cette option, en 100 % télétravail comme en mode hybride, reflet d’une méfiance croissante quant à la productivité des employés. Mais pour quelles raisons ?
De la place du travail dans nos vies
Plutôt que d’envisager qui des uns ou des autres à tort ou à raison, cette opposition des points de vue réside, selon moi, par la place qu’occupe le travail dans nos vies. Forcément, aux yeux des dirigeants d’entreprise, il est central, ne serait-ce qu’à travers la part du temps qu’ils y consacrent. En France, le temps de travail hebdomadaire moyen des salariés à temps complet avoisine les 36,4 heures, tandis que celui des dirigeants oscille davantage autour de 54 heures par semaine. Aussi privilégient-ils le présentiel, et ce même si certaines études montrent que la productivité n’y est pas optimum. Reste qu’au bureau, la vie personnelle s’organise davantage autour du travail : les déplacements domicile-travail structurent les journées, les interactions sociales directes enrichissent les relations et l’appartenance à une équipe se renforce.
Mais du côté des salariés, c’est une autre histoire : pour beaucoup, la vie personnelle l’emporte sur le travail, celui-ci s’organise selon et pas l’inverse. Ils préfèrent donc naturellement le télétravail qui rime avec un gain de temps (63 %) et une baisse des frais de transport (50 %), la possibilité de faire une sieste ou de l’exercice physique au cours de la journée (24 %), ou encore le fait de pouvoir davantage s’occuper de ses animaux (21 %) et/ou ses enfants (17 %). Ainsi avec la distance, le travail s’intègre plus facilement au quotidien, offrant davantage de flexibilité et une meilleure gestion du temps. Les jeunes générations semblent d’ailleurs particulièrement sensibles à cet argument, puisque 10 % seulement des moins de 35 ans souhaitent travailler à plein temps dans un bureau, augmentant le fossé entre la vision du travail de la génération Z et celle de ses prédécesseurs.
Or, ce souhait de plus de flexibilité peut être perçu comme un manque d’intérêt par certains dirigeants, qui exigent de leurs collaborateurs le même niveau d’engagement que le leur vis-à-vis de l’entreprise. Il est inconcevable pour un boss comme Elon Musk qu’on puisse faire une sieste au cours de sa journée de travail. Et ce, quand bien même il est prouvé qu’un break de 20 minutes peut permettre un gain de productivité jusqu’à 35 %, d’après le travail mené par la Nasa à ce sujet. Pourtant, ce n’est pas parce qu’un collaborateur s’octroie un « moment à lui » qu’il faut considérer qu’il se la coule douce en télétravail. Et si, plutôt que d’opposer continuellement travail à distance et présentiel, on les envisageait plutôt comme des modes complémentaires ? On le sait, le télétravail à 100 % ne convient pas à toutes les catégories de travailleurs et le présentiel à plein temps est rejeté par la majorité des collaborateurs. Mieux vaudrait donc apprendre à tirer partie de ces deux organisations, les inconvénients de l’un étant les avantages de l’autre.
6 recos pour (enfin) tirer partie du télétravail comme du présentiel
Pour une organisation du travail réussie, tant pour les entreprises que pour les employés, il est essentiel, à mes yeux, de suivre certaines bonnes pratiques.
Conseil n°1 : établir des attentes claires
Ne plus avoir de craintes quant à la productivité de ses salariés, c’est finalement se détacher d’une vision présentéiste : mon collaborateur est au bureau, donc il travaille. Elle passe notamment par la définition d’objectifs précis et mesurables pour chaque collaborateur. Importée des Etats-Unis, la méthode OKR peut notamment vous permettre d’apporter un cadre facilement compréhensible par tous : après la définition de la mission essentielle de l’entreprise, des objectifs précis et mesurables sont répartis sur l’ensemble des équipes afin de contribuer à sa réalisation. Quelle que soit la méthode utilisée, la clarté des attentes va ensuite faciliter le suivi objectif des performances, réduisant le risque de confondre « performance » et « présence ». Si vos salariés remplissent leurs objectifs, peu importe qu’ils travaillent en présentiel ou en distanciel, le résultat est là, et avec lui, la confiance.
Conseil n°2 : encourager la communication régulière
Loin des yeux ne rime pas forcément avec loin du cœur, à condition d’offrir à vos collaborateurs les rituels et outils de communication nécessaires pour maintenir une interaction constante et transparente au sein de l’équipe. Une nécessité qui fait malheureusement encore défaut à certaines organisations : selon une étude de l’Observatoire de la vie au travail, environ 25 % des employés français estiment que la communication interne est insuffisante dans leur entreprise et 20 % d’entre eux affirment ne pas disposer des informations dont ils ont besoin pour faire leur travail. Or, la communication en entreprise est passée d’un modèle descendant à un modèle « en réseau », où les échanges se font tout autant horizontalement que verticalement. Aussi, vos outils de communication doivent-ils autant servir de relais pour la direction que pour les échanges transverses ou informels. Sans compter que vous pouvez également encourager les interactions asynchrones pour les sujets qui ne nécessitent ni prise de décision, ni échange de point de vue.
Conseil n°3 : assurer un environnement de travail adéquat
Quel que soit le lieu de travail, celui-ci doit être un espace propice aux échanges, à la concentration et à la sécurité des données. Mieux vaut donc éviter les open spaces de grande taille dans vos locaux. S’ils sont l’apanage de deux salariés sur cinq d’après une étude de la Dares de 2023, ces collaborateurs se retrouvent davantage soumis à la chaleur et au bruit, et par conséquent, à des difficultés de concentration et/ou davantage de distractions. Jongler avec le télétravail, c’est donc leur offrir la possibilité de plages de « deep work », essentielles pour les tâches les plus ardues, où vos collaborateurs peuvent se concentrer sans être (trop) interrompus. Reste néanmoins à vous assurer que vos télétravailleurs bénéficient d’un espace de travail conforme. Certains précurseurs dans ce domaine conseillent notamment de disposer d’un espace de travail dédié avec du matériel ergonomique, de se créer une routine de travail tout en restant ouvert à la nouveauté, de continuer à interagir avec son équipe en planifiant des échanges informels…
Conseil n°4 : favoriser l’équilibre vie pro/perso
Plutôt que de craindre les temps de pause -en faisant des tâches ménagères (72 %), des courses (37 %) ou la sieste (22 %, encore elle) pour les télétravailleurs, et à flâner sur les réseaux sociaux ou à la machine à café pour vos travailleurs en présentiel-, encouragez-les ! Inciter les employés à prendre des pauses régulières et à respecter des horaires de travail définis, c’est s’assurer de les voir préserver leur bien-être comme leur santé physique et mentale, et ainsi d’éviter tout risque d’épuisement professionnel. Sans compter que vos collaborateurs ne sont réellement productifs que 2h53 par jour qu’ils soient au bureau ou en télétravail : pour maximiser le temps de travail en commun, mieux vaut donc clarifier les temps de repos et de travail pour limiter les sollicitations durant les pauses. Il est essentiel en tant qu’employeur de garantir ces espaces de respiration et de garder à l’esprit les bonnes pratiques qui ont fait leur preuve en matière de productivité, comme se fixer des heures travail régulières, définir ses objectifs sur la journée…
Conseil n°5 : promouvoir la formation continue
Autre bonne pratique pour une organisation du travail réussie : le fait de multiplier les opportunités de développement professionnel. L’objectif ? Pérenniser l’engagement, offrir à chacun des perspectives d’évolution et aiguiser la curiosité intellectuelle sur les projets de l’entreprise. Mais comment offrir à tous ses salariés la possibilité de se former, sachant que leurs besoins sont variés et qu’ils ne partagent pas le même espace géographique ? En la matière, je recommande la mise en place d’une enveloppe budgétaire, comme mise en place par la société américaine Buffer. Elle est la meilleure opportunité pour chacun de choisir le média qui lui convient : aller à une conférence, acheter des livres, s’inscrire à des formations en ligne… C’est aussi l’une des actions qui a le plus d’impact dans des équipes en télétravail, du fait de la simplicité de mise en œuvre et sa flexibilité.
Conseil n°6 : mettre en place des rituels d’équipe
Planifier des réunions d’équipe et des activités de team building sur un rythme régulier sont essentiels pour renforcer le sentiment d’appartenance de vos collaborateurs, maintenir la cohésion de groupe et faire adhérer à un esprit collectif commun. Au quotidien, il est essentiel d’instituer différents types de rituels pour favoriser le travail collaboratif, mais aussi voir naître de potentiels dysfonctionnements et permettre le partage d’idées. Sans oublier que pour maintenir ce lien social, les rendez-vous en présentiel ont leur importance. Le fait de passer du temps avec leurs collègues pendant leur journée de travail (45 %) reste le principal avantage perçu par vos employés lorsqu’il s’agit de revenir au bureau, d’après un sondage YouGov de 2024. N’hésitez donc pas à en faire des moments privilégiés pour marquer le coup !
En intégrant ces bonnes pratiques, les entreprises peuvent non seulement surmonter les réticences liées au télétravail, mais aussi en tirer pleinement parti pour améliorer la productivité et le bien-être de leurs équipes. En équilibrant judicieusement les bénéfices du travail en présentiel et à distance, les organisations peuvent créer un environnement de travail flexible et efficace, répondant aux besoins de tous.
Article rédigé par Céline Méchain et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.